​Bounou, le héros qui rassemble : Entretien avec Sophia El Khensae Bentamy sur les modèles d’inspiration au Maroc


Rédigé par La rédaction le Lundi 14 Juillet 2025

Dans un Maroc en quête de repères, où les figures médiatiques oscillent entre provocation et admiration, un nom s’impose avec une rare unanimité : Yassine Bounou, alias Bono. Star du football mondial, gardien de but au palmarès impressionnant, il ne fascine pas seulement par ses exploits sportifs. Il apaise, inspire, et crée un pont émotionnel entre les générations. Là où certains artistes polarisent l’opinion, Bono semble réconcilier les familles, les éducateurs, les jeunes et les anciens. Comment expliquer cette aura si singulière ? Pourquoi les parents marocains le plébiscitent-ils comme un modèle idéal, tandis que d'autres figures, telles que El Grande Toto, suscitent la controverse ?

Pour éclairer ces questions, nous avons rencontré Sophia El Khensae Bentamy, consultante et coach en psychologie positive, qui nous livre une lecture fine de ce phénomène social. À travers cet entretien, elle décrypte les mécanismes d’admiration collective, le besoin croissant de leadership émotionnel, et le rôle crucial que peuvent jouer les figures publiques dans la construction identitaire des jeunes générations.



Voici cet échange profond, sincère et parfois surprenant, à lire comme un miroir de notre époque

Madame Sophia El Khensae Bentamy, dans vos propos, vous opposez deux figures médiatiques emblématiques : El Grande Toto et Yassine Bounou, dit Bono. Pourquoi ce contraste, et que symbolisent-ils selon vous dans le paysage culturel marocain d’aujourd’hui ?

Sophia El Khensae Bentamy : Le contraste entre El Grande Toto et Bono n’est pas une simple opposition morale ou artistique. Il illustre surtout deux manières radicalement différentes de "réussir" et d'occuper l'espace public au Maroc. D’un côté, nous avons une figure comme Toto, qui incarne l’audace, la provocation, parfois l’excès, et qui parle directement à une jeunesse en quête de repères, de transgressions et d'expressions crues. C’est une posture qui peut bousculer les normes mais aussi cliver, choquer ou même inquiéter certains parents. De l’autre, Bono représente une forme de réussite apaisée, discrète mais puissante. Il rassure parce qu’il incarne la maîtrise, l’humilité, l’élégance dans la victoire comme dans l’effort. Il ne joue pas sur le clash ou le buzz, mais sur la constance, le respect, la performance propre. Ces deux personnages illustrent en réalité deux récits de la masculinité contemporaine, deux modèles d’identification, qui coexistent dans la société marocaine – l’un séduit par la rébellion, l’autre par la dignité tranquille. Le débat que cela suscite dans les familles est donc révélateur de tensions plus larges entre générations, valeurs, et visions de l’avenir.

Vous soulignez que Bono réconcilie les générations, alors que d’autres figures créent des clivages. Comment expliquez-vous ce pouvoir de "rassemblement émotionnel" qu’il semble exercer ?

Sophia El Khensae Bentamy : Bono a cette rare capacité à inspirer sans diviser. Dans un monde saturé d’images, de polémiques et de postures, son authenticité devient précieuse. Il ne cherche pas à dominer le discours par le bruit, mais par la constance de ses actes. Il est calme, posé, mais tout sauf passif. Il s’exprime avec les gestes, avec ses arrêts spectaculaires, avec son comportement sur et hors du terrain. Il n’est ni dans l’agressivité ni dans l’effacement : il est simplement lui-même. Et cette cohérence-là, elle touche les cœurs. Pour les parents, il incarne l’enfant qu’on aimerait voir grandir : respectueux, bosseur, sans scandale. Pour les jeunes, il reste une star, avec du style, de la prestance, de l’influence. Ce qui est rare, c’est qu’il parvient à cocher toutes les cases, sans en sacrifier aucune. Cela crée une sorte d’unanimité émotionnelle. Il devient un repère transversal, transgénérationnel. Il ne suscite pas de rejet, il apaise. En communication émotionnelle, c’est ce qu’on appelle un leader "sécure" : on peut projeter sur lui des rêves d’ascension, sans craindre le revers de la médaille.

Vous décrivez Bono comme un modèle de leadership émotionnel. Pouvez-vous développer ce concept, et expliquer pourquoi cela touche autant de Marocains aujourd’hui ?

Sophia El Khensae Bentamy : Le leadership émotionnel, c’est la capacité à mobiliser, non pas par la domination ou l’autorité formelle, mais par la qualité de présence, la cohérence personnelle et la maîtrise de soi. Bono incarne cela à un niveau très élevé. Il ne donne pas de leçons, il montre. Il ne vend pas du rêve, il inspire par sa réalité. Dans un monde où les figures d’autorité vacillent, où la jeunesse se méfie des discours, où les adultes eux-mêmes doutent parfois de leurs repères, un modèle comme Bono devient précieux. Il ne surjoue pas son rôle, il le tient avec dignité. Il nous montre que la réussite n’a pas besoin de se faire au prix de l’ego. Ce n’est pas un gourou, ce n’est pas un influenceur dans le sens classique du terme. C’est un exemple incarné, ancré, sincère. C’est ce type de leadership silencieux mais puissant qui fait le plus de bien à une société fragilisée par l’agitation, la comparaison, et parfois le cynisme ambiant.

Vous évoquez la « puissance silencieuse » de Bono. À l’ère des réseaux sociaux et du culte de la visibilité, ce silence est-il une stratégie, une faiblesse, ou une force ?

Sophia El Khensae Bentamy : C’est très clairement une force. Nous vivons dans une époque où la parole est souvent galvaudée, où le bruit remplace la profondeur. Bono, lui, choisit la retenue, la justesse. Ce n’est pas du mutisme, c’est une forme de discipline émotionnelle. Il sait quand parler, quand se taire, quand agir. Il ne court pas après les micros ni les likes. Il laisse son jeu parler pour lui. Et paradoxalement, cela le rend d’autant plus audible, car sa voix n’est jamais parasitée par l’anecdotique ou le tapage. Cette force tranquille lui donne un charisme rare, un poids dans l’opinion publique qui n’est pas basé sur des slogans ou des coups de buzz, mais sur une constance éthique. En cela, Bono nous enseigne aussi une autre manière d’exister dans le monde médiatique : par l’alignement entre ses valeurs, ses actes et sa présence.

Peut-on dire que le succès de Bono est aussi une réponse aux besoins de repères positifs dans la société marocaine contemporaine ?

Sophia El Khensae Bentamy : Absolument. Dans un Maroc où beaucoup de jeunes cherchent désespérément des figures crédibles, où les adultes eux-mêmes sont en quête de sens, Bono incarne une réponse douce, mais puissante, à cette attente collective. Il n’est pas une idole fabriquée. Il n’a pas été "markété" pour séduire un segment de population. Il s’est imposé naturellement, par le mérite, le travail, l’intégrité. Et ce qui est rare aujourd’hui, c’est qu’il réussit sans écraser. Il brille sans aveugler. Il ne crée pas de divisions identitaires ou culturelles. Il fédère. À une époque où tant de figures médiatiques jouent sur les antagonismes – jeunes contre vieux, Maroc intérieur contre Maroc international, tradition contre modernité – Bono incarne une synthèse douce, fluide, qui rassure tout le monde. Il n’est pas parfait, mais il est cohérent. Et cette cohérence fait de lui un repère émotionnel et moral dans un monde instable.

Vous avez glissé une note d’humour à la fin : et s’il écoutait du El Grande Toto, cela le disqualifierait-il comme modèle ? Que vouliez-vous dire par là ?

Sophia El Khensae Bentamy : C’était bien sûr une provocation douce, un clin d’œil à la complexité de nos perceptions. En vérité, cela ne disqualifierait rien du tout. Ce que je voulais montrer, c’est qu’on a parfois une vision binaire des figures publiques : soit on est « bon », soit on est « mauvais ». Mais la réalité est plus nuancée. Il est tout à fait possible que Bono écoute Toto, comme des millions de jeunes marocains. Et cela ne fait pas de lui un moins bon modèle. Cela prouve au contraire que les identités sont composites. On peut aimer la rigueur du sport et le rythme d’un rap provocateur. L’essentiel, c’est la manière dont on habite ses choix, dont on assume sa cohérence intérieure. Si Bono aime Toto, ce serait même une belle preuve d’ouverture et d’humilité. Ce n’est pas la musique qu’on écoute qui définit notre valeur. C’est ce qu’on en fait. Et c’est précisément là que Bono reste exemplaire.




Lundi 14 Juillet 2025
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