​Les inégalités face au cancer, une double peine sociale..


Le cancer n’est pas seulement une affaire de biologie, de mutations génétiques ou de cellules folles qui échappent au contrôle. C’est aussi – et peut-être surtout – un miroir impitoyable de nos fractures sociales. En France, première cause de mortalité, il contribue à près de 40 % des inégalités de santé chez les hommes et 30 % chez les femmes. Derrière ces chiffres froids se cache une vérité dérangeante : le cancer frappe plus fort là où la vie est déjà plus rude.



Cancer : quand la pauvreté devient un facteur aggravant

Toutes les localisations ne se valent pas. Certes, le cancer du sein touche davantage les femmes issues de milieux favorisés. Mais la plupart des autres cancers, et particulièrement les plus meurtriers – poumon, voies aérodigestives supérieures – se concentrent dans les classes sociales modestes. L’explication est claire : la précarité expose davantage à certains risques connus.

Le tabac est l’exemple le plus flagrant. Les personnes les moins qualifiées fument deux fois plus que les plus diplômées. Or, cette consommation n’est pas une lubie individuelle. Comme le rappelle le sociologue Patrick Peretti-Watel, la cigarette s’impose tôt comme outil de socialisation dans les milieux défavorisés. Elle sert à calmer le stress, à donner une appartenance, à raccourcir symboliquement un futur que la précarité rend déjà incertain. Arrêter devient alors un luxe, presque un privilège.

À cela s’ajoute l’exposition professionnelle aux substances cancérogènes. En France, un salarié sur dix y est confronté au moins une fois par semaine, et la moitié sont ouvriers. Ce facteur, largement sous-estimé, ajoute une couche invisible de risque que les médecins eux-mêmes évoquent rarement.

Pendant la maladie : l’injustice persiste

Le paradoxe français saute aux yeux. Notre système de santé se situe parmi les plus performants d’Europe : accès aux traitements de pointe, reste à charge minimal, taux de survie supérieurs à la moyenne. Et pourtant, les inégalités ne s’effacent pas. Elles se renforcent.

La raison ? Le rapport au soin. Les retards de diagnostic sont bien plus fréquents dans les milieux modestes. La participation aux dépistages (sein, col de l’utérus, colon) y est nettement plus faible. Vivre dans la précarité signifie repousser la consultation, minimiser les symptômes, miser sur l’automédication. C’est aussi subir une politique de prévention déséquilibrée, où le cancer du sein bénéficie d’une visibilité médiatique incomparable, alors que d’autres dépistages – comme celui du côlon ou des cancers bucco-pharyngés – restent dans l’ombre.

Même une fois le diagnostic posé, la vie sociale continue d’interférer avec la médecine. Certains malades repoussent des traitements pour ne pas perdre leur emploi, d’autres faute de solutions de garde pour leurs enfants ou parents dépendants. Les médecins eux-mêmes adaptent leurs prescriptions : ils hésitent à proposer une chirurgie lourde à un patient isolé ou précaire, craignant des complications au retour à domicile.

Le rôle du genre : une asymétrie révélatrice

Les inégalités se déclinent aussi selon le sexe. Les hommes défavorisés, surtout lorsqu’ils sont isolés, paient un tribut particulièrement lourd. Les femmes bénéficient d’un « capital soin » lié à leur rôle traditionnel dans la santé familiale et à leur suivi médical plus régulier, notamment via les grossesses.

Mais cette relative protection s’effrite. La consommation de tabac a fortement augmenté chez les femmes depuis les années 1970, en particulier dans les milieux populaires. Résultat : les inégalités de mortalité féminine progressent à leur tour. La boucle du déterminisme social ne connaît décidément pas de repos.

Après la maladie : survivre, mais à quel prix ?

Les inégalités ne s’arrêtent pas une fois la tumeur éradiquée. Le retour à la vie normale est lui aussi marqué par le poids du social. Les patients atteints de cancers socialement stigmatisés, comme celui du poumon, se heurtent à des discriminations accrues sur le marché du travail.

Les travaux de Gwenn Menvielle sur l’après-cancer du sein illustrent bien ce mécanisme. Deux ans après la fin des traitements, l’écart de qualité de vie entre les femmes favorisées et les femmes précaires reste abyssal. Non pas à cause des traitements, qui sont identiques, mais parce que l’entourage, les moyens financiers et l’accès à des soins complémentaires (psychothérapie, kinésithérapie) varient fortement.

Une société face à son propre reflet

Le cancer, par son ubiquité et sa gravité, agit comme un révélateur. Il montre que nos sociétés ne distribuent pas seulement des revenus ou des diplômes de manière inégale : elles distribuent aussi l’espérance de vie, la qualité des soins, et jusqu’à la capacité à guérir.

Derrière la statistique, il y a une double peine. Être pauvre, c’est vivre plus souvent dans des conditions qui favorisent la maladie, et en même temps, c’est avoir moins de chances d’y survivre.

La France a construit un système de santé solidaire, performant, envié. Mais il ne suffit pas de rembourser les traitements pour réduire les fractures. L’urgence est ailleurs : donner les moyens aux plus vulnérables de prévenir la maladie, de se faire dépister à temps, d’accéder sans obstacles logistiques ou sociaux aux soins.

Tant que le cancer continuera de frapper plus fort ceux qui vivent déjà les vies les plus difficiles, notre lutte contre la maladie restera inachevée. Parce qu’au fond, parler d’inégalités face au cancer, c’est parler d’inégalités face à la vie elle-même.

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Mardi 26 Aout 2025



Rédigé par La Rédaction le Mardi 26 Aout 2025
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