​On n’a rien compris ? Télévision, réseaux sociaux et l’étrange paradoxe marocain de l’opinion


Rédigé par le Lundi 22 Décembre 2025

On pensait avoir compris. On se trompait.
Au Maroc, la télévision reste la première source d’information, loin devant les réseaux sociaux. Pourtant, jamais Facebook, YouTube ou TikTok n’ont autant pesé sur les perceptions, les colères et les débats. une société qui s’informe encore par l’écran du salon, mais dont l’opinion se façonne ailleurs, dans les flux, les commentaires et les algorithmes.
Entre chiffres bruts, illusions collectives et basculement culturel discret, une question s’impose : où se fabrique réellement l’opinion publique marocaine aujourd’hui ?



On n’a rien compris, vraiment ? Et vous ?

Comment expliquer que 66,3 % des Marocains continuent de s’informer principalement par la télévision, nationale ou étrangère, alors que le discours dominant — politique, médiatique, académique — martèle que les réseaux sociaux façonnent désormais l’opinion publique à cent pour cent ?

Comment comprendre que seuls 26,9 % des citoyens entrent dans l’actualité par les réseaux sociaux, quand Facebook, YouTube ou TikTok sont accusés, chaque jour, d’être les véritables centres de gravité du débat public ? Sommes-nous face à une contradiction statistique… ou à un malentendu plus profond ?

Les chiffres sont pourtant clairs. Ils proviennent du Digital News Report 2025 du Reuters Institute, présentés récemment à Rabat. La télévision reste la source dominante d’information. Elle conserve un ancrage presque affectif : le salon familial, le journal du soir, la voix familière du présentateur. Un rituel. Un cadre. Une temporalité partagée. À côté, la presse électronique plafonne à 4,7 %, la radio et la presse écrite stagnent autour de 1 %. Sur le papier, le paysage semble stable, presque conservateur.

​Alors où est le problème ? Où est le fameux raz-de-marée numérique dont tout le monde parle ?

Le paradoxe commence ici. Car 78 % des internautes marocains sont exposés à une information filtrée non par des journalistes, mais par des algorithmes. YouTube (49 %) et Facebook (47 %) dominent l’accès à l’actualité nationale et internationale. Autrement dit : même lorsque la télévision reste la porte d’entrée déclarée, la structuration des perceptions, des débats et des émotions se joue ailleurs. Pas dans le journal télévisé. Mais dans le flux.

La question n’est donc pas : par quel canal s’informe-t-on ?
La vraie question est : où se fabrique l’opinion ?

La télévision informe. Les réseaux sociaux orientent. La télévision raconte les faits. Les plateformes les reconfigurent, les commentent, les amplifient, parfois les déforment.

Ce que montrent ces chiffres, ce n’est pas une résistance marocaine au numérique, mais une dissociation croissante entre information et opinion. On regarde le JT. Puis on va sur Facebook pour savoir ce qu’il “faut en penser”. On entend une nouvelle à la télévision. Puis on la “comprend” sur YouTube, via un influenceur, un éditorialiste improvisé ou une vidéo émotionnelle.

Est-ce encore la même information ? Ou est-ce déjà autre chose ?

Autre question dérangeante : pourquoi les réseaux sociaux, s’ils sont si puissants, ne sont-ils pas perçus comme des médias par les citoyens eux-mêmes ? Pourquoi continuent-ils d’être vus comme des espaces secondaires, alors qu’ils façonnent en profondeur les hiérarchies de l’actualité ? Peut-être parce que leur influence est diffuse, invisible, non assumée. L’algorithme ne dit jamais : “voici la vérité”. Il dit : “voici ce qui va te retenir”. Et c’est précisément là que le pouvoir se loge.

On accuse souvent les Marocains — comme d’autres peuples — d’être “manipulés” par les réseaux sociaux.

Mais cette lecture est trop simple, presque condescendante. Le phénomène est plus subtil. Les citoyens continuent de chercher la légitimité de l’information dans des médias traditionnels, tout en laissant leurs émotions, leurs colères et leurs indignations se structurer dans des espaces non journalistiques. Ce n’est pas un abandon de la télévision. C’est un dédoublement cognitif.

Faut-il alors s’étonner que la presse électronique reste marginale ? Peut-être paye-t-elle son positionnement ambigu. Ni rituel comme la télévision. Ni émotionnelle et instantanée comme les réseaux. Coincée entre deux mondes, souvent perçue comme un simple relais, parfois comme une extension des plateformes qu’elle alimente elle-même.

Et si le vrai angle mort était là ? Dans cette incapacité collective à admettre que l’influence ne se mesure plus en parts de marché, mais en capacité de cadrage mental. Ce n’est pas celui qui parle le plus qui influence. C’est celui qui décide de ce qui mérite d’être commenté, partagé, moqué ou applaudi.

Dès lors, parler de “paradoxe” est peut-être encore trop confortable. Ce que révèlent ces chiffres, c’est une mutation silencieuse du pouvoir informationnel. La télévision reste la scène officielle. Les réseaux sociaux sont devenus les coulisses où se fabriquent les récits concurrents, les soupçons, les certitudes rapides. Et entre les deux, un citoyen qui navigue, parfois sans le savoir, entre information vérifiée et interprétation algorithmique.

La vraie question, finalement, n’est pas de savoir si les réseaux sociaux contrôlent l’opinion à 100 %.
La vraie question est plus inquiétante : qui contrôle encore le sens que nous donnons à l’information que nous croyons maîtriser ?




Lundi 22 Décembre 2025
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