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Entretien : Du hashtag au combat : pourquoi les footballeuses marocaines dérangent encore ?


Rédigé par La Rédaction le Jeudi 8 Mai 2025

Elles courent, elles marquent, elles soulèvent des trophées… et pourtant, elles dérangent. Alors que les Lionnes de l’Atlas enchaînent les victoires et inscrivent le sport féminin marocain dans l’histoire, une autre réalité, moins glorieuse, persiste en coulisse : celle des moqueries, du mépris, des injonctions sexistes. Le hashtag « Cousintek », qui fleurit en commentaires sur les réseaux sociaux, en est l’un des symboles les plus violents et révélateurs. Derrière cette expression apparemment anodine se cache un rejet plus profond : celui du droit des femmes à occuper pleinement l’espace public et sportif.

Pour mieux comprendre ce phénomène, nous avons rencontré Sophia El Khensae Bentamy, consultante, coach en psychologie positive et enseignante en communication. Dans cet entretien sans détour, elle revient sur les mécanismes de ce sexisme ordinaire, sur le paradoxe des supporters à deux vitesses, et sur la révolution silencieuse que mènent les sportives marocaines. Une prise de parole nécessaire, salutaire, qui redonne du sens au mot « respect ».



Entretien avec Sophia El Khensae Bentamy, consultante, coach en psychologie positive et enseignante en communication

1. En tant que coach en psychologie positive, comment analysez-vous la banalisation du hashtag « Cousintek » dans les commentaires sportifs ?

Cette expression en apparence anodine — « Cousintek », qui signifie « Ta cuisine » — révèle en réalité un concentré de violence symbolique. Psychologiquement, elle agit comme un rappel social insidieux, adressé aux femmes pour les renvoyer dans l’espace domestique, perçu comme leur « vrai lieu ». Ce n’est pas un simple commentaire : c’est une injonction déguisée, qui vise à dévaloriser l’effort, l’engagement et la légitimité des sportives marocaines. Sa banalisation est d’autant plus alarmante qu’elle s’opère dans un contexte où le football est l’un des rares espaces capables de rassembler massivement les Marocains. Or, si ce miroir collectif renvoie aux femmes un message de rejet, c’est toute la société qui en ressort affaiblie. En psychologie positive, on parle de violence passive, de micro-agressions. Elles sapent l’estime de soi, cultivent l’auto-censure, et empêchent les vocations féminines de s’affirmer. Derrière l’humour, il y a de l’exclusion. Derrière le mot, un système.

2. Ce sexisme, est-ce uniquement l’affaire d’internautes anonymes ou voyez-vous une responsabilité plus large dans sa diffusion ?

Ce serait trop simple de pointer du doigt uniquement les trolls ou les internautes désoeuvrés. En réalité, ce hashtag est souvent relayé par des jeunes hommes cultivés, sportifs eux-mêmes, parfois même bienveillants en apparence. C’est là que le bât blesse. Ce sexisme diffus est intégré, intériorisé. Il ne s’exprime pas frontalement, mais il survit dans les moqueries, les « blagues », les demi-sourires. Il faut bien comprendre que nous sommes face à des schémas mentaux profondément ancrés, hérités d’un patriarcat culturel sournois. Il dicte qui peut avoir une voix, qui peut exister dans l’espace public. Les médias, les fédérations, les écoles ont aussi leur part de responsabilité. En tolérant le double discours — moquer avant, applaudir après —, on entretient cette ambivalence délétère. Ce n’est donc pas seulement une affaire de réseaux sociaux. C’est une affaire de société. Et tant qu’on ne la nommera pas, on ne pourra pas la transformer.

3. Comment expliquez-vous ce paradoxe : les critiques sexistes fusent avant les matchs, mais la fierté explose dès la victoire des Lionnes ?

Ce paradoxe est révélateur d’une société en transition, tiraillée entre ses repères anciens et une modernité qu’elle peine à embrasser pleinement. Les critiques avant les matchs servent à contenir une anxiété latente : celle de voir des femmes réussir là où les hommes ont parfois échoué. Mais dès qu’une victoire survient, le collectif reprend le dessus, et les joueuses deviennent, pour un moment, un motif de fierté nationale. Ce n’est pas leur talent qui est nié — il est même admiré —, mais leur légitimité à occuper ce terrain symbolique. Il y a une forme d’inconfort à voir des femmes dans un espace historiquement masculin, perçu comme un bastion de virilité. Le supporter marocain est souvent « à géométrie variable » : il célèbre les résultats, mais rechigne à reconnaître les efforts constants. Ce double discours est le reflet d’un processus de mutation. Et comme tout processus de transformation, il génère des tensions.

4. Vous parlez d’une « révolution sportive » féminine au Maroc. Quels en sont, selon vous, les marqueurs les plus forts aujourd’hui ?

La révolution est à la fois silencieuse et éclatante. Elle se lit dans les résultats, certes, mais aussi dans les gradins. Il y a encore quelques années, les matchs féminins se déroulaient devant des tribunes clairsemées. Aujourd’hui, on y voit des familles entières, des enfants brandissant des drapeaux, des hommes applaudissant sincèrement. Le Maroc a accueilli la première Coupe d’Afrique féminine de futsal, et nos joueuses l’ont remportée à domicile. Ce n’est pas un simple exploit sportif : c’est un acte fondateur. Il faut aussi citer l’encadrement : des coaches féminines, des analystes, une couverture médiatique qui s’élargit. Ce sont autant de signaux faibles d’un basculement. Le plus beau, c’est peut-être la contagion des rêves : des jeunes filles dans les écoles rurales qui disent « moi aussi, je veux jouer ». C’est ça, le vrai marqueur. Quand l’impossible change de camp, alors le réel devient politique.

5. Vous insistez sur le rôle des mentalités héritées. Peut-on vraiment espérer un changement générationnel rapide ?

Le changement générationnel est amorcé, mais il ne se décrète pas. Il se construit. Il repose sur trois piliers essentiels : l’éducation, la visibilité et la transmission. L’école a un rôle fondamental. Tant qu’on continuera à proposer aux garçons le foot et aux filles la danse en EPS, on perpétuera les clichés. La visibilité est également cruciale : il faut des modèles, des visages, des histoires. Quand une joueuse comme Ghizlane Chebbak devient une héroïne nationale, cela crée des vocations. Enfin, la transmission intergénérationnelle est capitale. C’est en entendant un père dire à sa fille « tu peux y arriver », ou en voyant un grand frère la soutenir qu’un imaginaire nouveau prend forme. Donc oui, on peut espérer. Mais il faudra encore bousculer des habitudes, défaire des réflexes, désapprendre des automatismes. Et cela demande du courage collectif.

6. Peut-on dire que cette lutte dépasse le sport et touche à la place de la femme dans l’espace public marocain ?

Absolument. Le terrain de football est une métaphore de l’espace public. Il concentre les enjeux de visibilité, de légitimité et de reconnaissance. Quand une femme entre sur un terrain, elle entre symboliquement dans un territoire qu’on lui a longtemps interdit. C’est comme si elle disait : « Je suis là, j’ai ma place, je suis compétente. » Le sport devient alors un vecteur de lutte contre l’invisibilisation. Ce n’est pas anodin si les attaques sont si virulentes : elles visent à repousser cette incursion. Le hashtag « Cousintek » n’est qu’un symptôme d’un problème plus large : celui du refus de voir les femmes s’imposer hors du foyer. En cela, le combat des footballeuses rejoint celui des entrepreneures, des artistes, des scientifiques. C’est une bataille pour l’égalité symbolique. Et comme toute bataille, elle mérite d’être nommée, documentée et accompagnée.

7. Quelles seraient les pistes concrètes pour lutter contre ce sexisme dans le sport marocain ?

D’abord, il faut nommer le problème. Tant que l’on rira de ce type de hashtags sans les dénoncer, on les entretiendra. Ensuite, il faut former les commentateurs, les journalistes, les éducateurs sportifs à repérer et dénoncer ces biais. Un plan de communication peut aussi jouer un rôle : des campagnes où les joueuses elles-mêmes prennent la parole, racontent leur histoire, répondent avec humour et force à ces attaques. Il faut également conditionner certains financements publics à l’égalité de traitement entre équipes masculines et féminines. Enfin, il faut insister sur la médiatisation continue : pas uniquement en cas de victoire. La régularité dans la couverture crée la légitimité. En somme, il faut une réponse systémique à une violence systémique. Le changement passera par l’éducation des jeunes, mais aussi par le courage des institutions.

8. En guise de mot de la fin : qu’aimeriez-vous dire à toutes les jeunes filles marocaines qui hésitent encore à se lancer dans le sport ?

Je leur dirais ceci : votre rêve est légitime. Il est beau. Et il est nécessaire. Chaque fois que vous entrez sur un terrain, vous ne jouez pas seulement pour vous. Vous jouez pour toutes celles qui viendront après vous. Vous ne portez pas seulement un maillot : vous portez une possibilité. Oui, vous serez peut-être jugées, moquées, rabaissées. Mais vous serez aussi admirées, suivies, soutenues. Le regard de la société peut changer. Il change déjà. Et ce changement, c’est vous. Continuez à courir, à dribbler, à marquer. Ne laissez personne vous faire croire que vous n’avez pas votre place. Parce que vous la méritez. Et parce que vous êtes, déjà, en train d’écrire une autre page de l’histoire du Maroc. Alors, ne lâchez rien. Votre victoire, c’est la nôtre.





Jeudi 8 Mai 2025

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