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L'Afrique doit coder son avenir


Dans l'échiquier géopolitique contemporain, l'intelligence artificielle s'impose comme le nouveau théâtre de compétition stratégique entre les puissances mondiales. Face à cette réalité, l'Afrique se trouve à un carrefour décisif : accepter un rôle de simple consommatrice de technologies conçues ailleurs, ou s'affirmer comme actrice de sa propre transformation numérique. Cette alternative n'est pas qu'une question technique ; elle touche au cœur même de la souveraineté continentale et de l'avenir de ses populations.



Plaidoyer pour un pacte africain pour l'intelligence artificielle
L'urgence d'un positionnement stratégique africain sur l'IA ne relève plus de l'anticipation mais de l'impératif immédiat. Alors que les géants technologiques occidentaux et asiatiques structurent l'architecture mondiale de l'intelligence artificielle selon leurs paradigmes et leurs intérêts, l'Afrique dispose d'une fenêtre d'opportunité historique pour définir sa propre trajectoire technologique. Cette fenêtre se referme rapidement, et l'inaction d'aujourd'hui hypothéquerait durablement les perspectives de développement autonome du continent.


L'impératif géostratégique de la souveraineté numérique

La révolution de l'intelligence artificielle redessine les rapports de force géopolitiques avec une intensité comparable à celle de la révolution industrielle. Dans ce nouveau paradigme, la maîtrise des technologies de l'IA détermine non seulement la compétitivité économique mais aussi l'autonomie politique et culturelle des nations. Pour l'Afrique, l'enjeu dépasse largement les considérations techniques pour toucher aux fondements mêmes de son émancipation.
 

Le rapport stratégique de l'Union Africaine sur l'IA, adopté en juillet 2024, constitue une reconnaissance tardive mais nécessaire de cet impératif. Toutefois, entre l'expression d'une ambition et sa concrétisation opérationnelle, le fossé demeure considérable. L'Agenda 2063, vision transformatrice du continent, ne pourra se réaliser pleinement sans une appropriation africaine des technologies d'avenir.
 

La question de la souveraineté numérique revêt en Afrique des dimensions particulièrement critiques. Contrairement aux puissances établies qui peuvent s'appuyer sur des écosystèmes technologiques déjà structurés, l'Afrique part d'une position de dépendance technologique quasi-totale. Cette situation génère des vulnérabilités multiples : dépendance aux infrastructures contrôlées par des acteurs extérieurs, exposition aux biais algorithmiques conçus selon des paradigmes culturels étrangers, et risque d'extraction massive de données sans contrepartie équitable.
 

L'appropriation des technologies d'IA par l'Afrique ne constitue pas un simple transfert technologique mais une démarche de décolonisation numérique. Il s'agit de construire des systèmes d'intelligence artificielle qui intègrent les réalités socioculturelles africaines, respectent la diversité linguistique du continent, et répondent aux défis spécifiques des populations locales. Cette approche endogène de l'IA représente un paradigme alternatif face aux modèles dominants, souvent caractérisés par l'uniformisation et la standardisation.


Le défi de la fragmentation et l'urgence de la coordination panafricaine

L'Afrique technologique contemporaine présente un paysage paradoxal : d'un côté, une effervescence entrepreneuriale remarquable avec des pôles d'innovation dynamiques de Lagos à Nairobi, de l'autre, une fragmentation qui limite l'impact collectif de ces initiatives. Cette dispersion des efforts constitue l'un des principaux obstacles à l'émergence d'une puissance technologique africaine cohérente.
 

La multiplicité des initiatives en IA à travers le continent témoigne d'un potentiel considérable mais aussi d'un manque de synergie préjudiciable. Les startups ghanéennes développent des solutions d'IA pour l'agriculture, les chercheurs sud-africains avancent sur les technologies de reconnaissance vocale en langues locales, les entrepreneurs nigérians innovent dans la fintech alimentée par l'IA, tandis que les centres de recherche tunisiens explorent les applications médicales de l'intelligence artificielle. Cette richesse d'initiatives, pour prometteuse qu'elle soit, souffre de l'absence d'une vision stratégique unificatrice.
 

La création d'un écosystème panafricain de l'IA nécessite une approche systémique qui transcende les frontières nationales et les rivalités régionales. Cette coordination doit s'articuler autour de plusieurs axes stratégiques : l'harmonisation des standards technologiques, la mutualisation des ressources de recherche et développement, l'interopérabilité des plateformes de données, et la création d'un marché unique du numérique à l'échelle continentale.
 

L'ambition d'une Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) trouve dans le numérique et l'IA un levier d'accélération formidable. Mais cette synergie ne peut se concrétiser sans une volonté politique forte et des mécanismes institutionnels adaptés. L'expérience européenne, avec ses programmes comme Horizon ou Digital Europe, offre des enseignements précieux sur les modalités de construction d'un écosystème technologique intégré.

L'investissement stratégique dans le capital humain

La bataille de l'intelligence artificielle se gagne d'abord dans les amphithéâtres, les laboratoires de recherche et les centres de formation. Pour l'Afrique, le défi du capital humain revêt une acuité particulière : comment transformer le dividende démographique en avantage technologique ? Comment retenir et valoriser les talents africains dans un contexte de concurrence mondiale accrue pour les compétences en IA ?
 

Les statistiques actuelles révèlent l'ampleur du défi : l'Afrique ne compte que 3% des experts mondiaux en intelligence artificielle, tandis que la fuite des cerveaux prive le continent de ses talents les plus prometteurs. Cette hémorragie intellectuelle constitue un frein majeur au développement d'un écosystème IA endogène. Pourtant, des initiatives comme Masakhane ou le projet NTeALan démontrent l'existence d'un potentiel scientifique africain de haut niveau, capable de rivaliser avec les meilleures équipes mondiales.
 

La transformation nécessaire du système éducatif africain dépasse la simple introduction de cours de programmation ou de sciences des données. Elle implique une refonte globale des approches pédagogiques, de l'enseignement primaire à la formation continue, pour intégrer la littératie numérique comme compétence fondamentale. Cette réforme doit également s'accompagner d'une revalorisation des filières scientifiques et techniques, longtemps délaissées au profit d'autres orientations académiques.
 

L'enjeu de l'inclusion revêt une dimension particulière dans le contexte africain. L'IA ne peut demeurer l'apanage d'une élite urbaine éduquée ; elle doit irriguer l'ensemble du tissu social, des zones rurales aux quartiers populaires des mégapoles. Cette démocratisation passe par des programmes de formation massive, l'utilisation des technologies numériques pour l'apprentissage à distance, et la création d'écosystèmes éducatifs décentralisés.

 

L'innovation endogène comme paradigme de développement

L'Afrique possède une opportunité unique de développer des modèles d'intelligence artificielle qui reflètent ses réalités socioculturelles et répondent à ses défis spécifiques. Cette approche endogène de l'innovation représente bien plus qu'une adaptation locale de technologies existantes ; elle constitue une démarche de création de valeur originale susceptible d'enrichir l'écosystème mondial de l'IA.
 

Les exemples d'innovation africaine en IA commencent à proliférer et illustrent ce potentiel créatif. Des entreprises comme RxAll utilisent l'IA pour lutter contre les médicaments contrefaits, un fléau particulièrement prégnant en Afrique. Apollo Agriculture développe des solutions d'optimisation agricole adaptées aux contraintes climatiques et économiques du continent. PlantVillage crée des systèmes de diagnostic médical fonctionnant hors ligne, répondant aux défis de connectivité des zones rurales.
 

Ces innovations ne se contentent pas de résoudre des problèmes locaux ; elles proposent de nouveaux paradigmes technologiques transposables dans d'autres contextes similaires. L'IA développée pour les environnements à faibles ressources, les interfaces conçues pour des populations à faible littératie numérique, ou les modèles optimisés pour des infrastructures limitées constituent autant de contributions potentielles à l'écosystème technologique mondial.
 

La richesse linguistique africaine, avec ses 2000 langues, représente un laboratoire exceptionnel pour le développement de technologies de traitement du langage naturel. Les travaux menés par des équipes comme Masakhane sur les modèles linguistiques africains ouvrent des perspectives considérables, non seulement pour la préservation et la valorisation du patrimoine linguistique continental, mais aussi pour l'innovation en IA conversationnelle.
 

Architecture d'un pacte africain pour l'intelligence artificielle

Face à ces enjeux multidimensionnels, l'élaboration d'un pacte africain pour l'IA s'impose comme une nécessité stratégique. Ce pacte doit transcender les déclarations d'intention pour proposer un cadre opérationnel structurant, articulé autour de cinq piliers fondamentaux.
 

Le premier pilier, la souveraineté numérique, implique la maîtrise des infrastructures critiques, des standards technologiques et des flux de données. Cette souveraineté ne signifie pas l'autarcie technologique mais la capacité de définir les conditions d'utilisation et de développement des technologies d'IA sur le continent. Elle passe par la création de centres de données africains, l'établissement de normes techniques continentales, et la mise en place de mécanismes de protection des données personnelles et stratégiques.
 

Le deuxième pilier concerne l'éducation de masse et la formation aux métiers de l'IA. Cette transformation éducative doit s'opérer à tous les niveaux, de l'enseignement primaire à la formation continue, en passant par la recherche universitaire. Elle nécessite des investissements considérables mais aussi une refonte des curricula, une formation des formateurs, et l'établissement de partenariats avec les acteurs économiques.
 

Le troisième pilier porte sur l'innovation locale et le soutien à l'écosystème entrepreneurial africain. Il s'agit de créer des conditions favorables à l'émergence et au développement de startups africaines en IA, de protéger la propriété intellectuelle générée sur le continent, et de favoriser les collaborations entre secteur public et privé. Ce pilier inclut également la valorisation des solutions africaines sur les marchés internationaux.
 

Le quatrième pilier concerne le financement structuré de l'écosystème IA africain. La création d'un fonds panafricain pour l'IA, alimenté par les contributions des États, des entreprises et des partenaires internationaux, constitue un élément central de cette architecture financière. Ce fonds doit proposer des modèles de financement adaptés aux spécificités de l'innovation en IA, caractérisée par des cycles longs et des investissements conséquents.
 

Le cinquième pilier établit une gouvernance éthique et coordonnée de l'IA africaine. Cette gouvernance implique l'harmonisation des cadres juridiques nationaux, la création d'instances de régulation régionales, et l'association des citoyens aux décisions relatives au développement de l'IA. Elle doit également intégrer les dimensions éthiques spécifiques aux contextes africains, en s'appuyant sur les valeurs communautaires et les sagesses traditionnelles.
 

Vers une nouvelle géopolitique technologique

L'émergence d'une puissance africaine en intelligence artificielle ne constitue pas seulement un enjeu de développement économique ; elle représente une opportunité de rééquilibrage géopolitique dans un monde technologique dominé par quelques acteurs. L'Afrique peut apporter à l'écosystème mondial de l'IA des perspectives originales, des approches éthiques alternatives, et des solutions adaptées aux contextes de développement.
 

Cette ambition nécessite une mobilisation sans précédent des énergies continentales, mais aussi un repositionnement des partenariats internationaux. L'Afrique doit négocier sa participation à l'économie mondiale de l'IA non plus comme un marché captif ou un réservoir de données, mais comme un contributeur à part entière, capable d'imposer ses conditions et de valoriser ses atouts.
 

Le coût de l'inaction serait dramatique : une marginalisation technologique durable, une dépendance accrue aux solutions extérieures, et la perpétuation d'un modèle de développement extraverti. À l'inverse, le succès d'un pacte africain pour l'IA ouvrirait des perspectives de transformation extraordinaires, faisant de l'Afrique un laboratoire d'innovation pour l'humanité tout entière.
 

L'heure n'est plus aux tergiversations. L'avenir technologique de l'Afrique se joue maintenant, et il appartient aux dirigeants, aux entrepreneurs, aux chercheurs et aux citoyens du continent de s'en saisir avec détermination et vision. L'Afrique doit coder son avenir, et cet avenir commence aujourd'hui.


Rédigé par Hicham EL AADNANI
Consultant en intelligence stratégique




Jeudi 12 Juin 2025


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