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L’intelligence artificielle et la dépendance cognitive : quand le Maroc devient client captif des géants de l’IA


Par Dr Az-Eddine Bennani

L’illusion de neutralité des intelligences artificielles s’effrite. Une étude récente publiée dans Nature Human Behaviour par Mohammad Atari et ses collègues de Harvard (Which Humans? Cultural Biases in Large Language Models, 2023) a démontré que les grands modèles de langage comme ChatGPT ou Claude ne représentent pas “l’humanité”, mais une fraction très étroite de celle-ci : celle des sociétés dites WEIRD : Western, Educated, Industrialized, Rich, Democratic. Ces systèmes pensent, classent et hiérarchisent le monde à partir d’un référentiel culturel, politique et moral qui n’est pas le nôtre.



La théorie de Porter : une lecture économique de la dépendance numérique

Michael Porter, dans son célèbre modèle des cinq forces concurrentielles, montre que le pouvoir d’un acteur dépend notamment de la force exercée par ses fournisseurs. Lorsqu’un fournisseur contrôle les ressources essentielles : données, technologies, infrastructures — il impose ses conditions, fixe ses prix, et oriente les comportements de ses clients.

Appliquée à l’intelligence artificielle, cette grille de lecture révèle une situation préoccupante : les fournisseurs, ce sont les géants technologiques comme OpenAI, Microsoft, Google, Mistral, Anthropic ou Oracle, tandis que les clients, ce sont les États, les entreprises, les universités et les citoyens qui consomment leurs solutions, souvent sans comprendre les mécanismes internes des modèles qu’ils utilisent.

Le Maroc, comme la majorité des pays du Sud, se trouve aujourd’hui dans cette position de client captif. Nous dépendons d’architectures logicielles et matérielles étrangères, de jeux de données non représentatifs de nos réalités, et de plateformes qui hébergent, traitent et interprètent notre propre production de savoir.

De la souveraineté numérique à la souveraineté cognitive

Dans mes travaux sur le paradigme systémique de l’IA, j’insiste sur cette distinction : la souveraineté numérique est un préalable technique, mais la souveraineté cognitive est un enjeu stratégique. Les données, les algorithmes et les infrastructures ne sont pas neutres ; ils structurent notre manière de penser, d’évaluer et de décider.

Si nous laissons nos intelligences artificielles dépendre de fournisseurs étrangers, nous acceptons implicitement un cadre de pensée importé, une épistémologie étrangère qui façonne nos institutions, nos apprentissages et même nos imaginaires collectifs.

Atari et ses collègues le montrent avec rigueur : plus un pays s’éloigne culturellement des États-Unis, plus la “pensée” des IA comme ChatGPT diverge des valeurs de sa population. Le risque est donc double : perdre la maîtrise technologique et perdre la cohérence culturelle.

Vers une stratégie marocaine de production de modèles

La réponse à cette dépendance n’est pas de rejeter ces technologies, mais de redéfinir la chaîne de valeur. Dans la logique de Porter, il faut rééquilibrer le rapport de force entre client et fournisseur. Autrement dit : passer du statut de consommateur passif à celui de co-producteur de technologies souveraines.

Concrètement, cela signifie :

- Concevoir des modèles d’IA grands ou petits entraînés sur des données marocaines, ancrées dans notre langue, notre culture, nos institutions et nos comportements réels.
- Installer ces modèles sur une infrastructure matérielle et immatérielle marocaine, gérée selon nos normes de sécurité, d’éthique et de confidentialité.
- Développer des compétences locales en annotation, en ingénierie linguistique, en modélisation et en gouvernance de données.
- Et surtout, mobiliser nos universités, nos startups et nos administrations dans une stratégie commune de souveraineté cognitive.

C’est tout le sens des initiatives comme MedinIA, MrabaData, ou le concept d’IA systémique et inclusive que je défends : un modèle où la technologie devient un outil d’émancipation, et non un nouvel instrument de dépendance.

Un appel à la lucidité stratégique

L’intelligence artificielle est devenue une infrastructure de pouvoir. Celui qui contrôle les modèles contrôle les récits, les représentations et, à terme, les décisions. Si nous ne construisons pas nos propres modèles, entraînés sur nos propres données, les IA étrangères finiront par parler à notre place avec leur langage, leurs valeurs et leurs intérêts.

Il est encore temps pour le Maroc de transformer cette dépendance en opportunité. Notre pays possède les talents, les universités, les infrastructures et la vision nécessaires pour concevoir une IA marocaine souveraine, éthique et exportable, capable d’interagir avec le monde sans s’y dissoudre. Cela commence par un geste simple, mais décisif : redevenir fournisseur de notre propre intelligence.

Par Dr Az-Eddine Bennani

Réference :
Atari, M., Xue, M., Park, A., Blasi, D. E., & Henrich, J. (2023). Which Humans? Cultural Biases in Large Language Models. Nature Human Behaviour. DOI : 10.1038/s41562-023-01794-1

 



Samedi 25 Octobre 2025


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