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Ce que les gestes racontent, ce que les vitrines taisent




Par Adnan Debbarh

Entre les vitrines muséales et les gestes oubliés, Adnan Debbarh s’interroge sur la place du patrimoine vivant. Ni folklore figé ni relique du passé, ce patrimoine immatériel est pourtant au cœur de ce que nous sommes, porteur d’une mémoire sensible, de savoir-faire, de visions du monde. Dans un monde globalisé, il offre une alternative enracinée à une modernité standardisée. Encore faut-il, souligne A. Debbarh, qu’il soit transmis, non comme un objet de contemplation, mais comme une manière de vivre.

Le récit national ne se forge pas uniquement dans les livres d’histoire ou les salles de classe. Il se tisse aussi dans les gestes transmis, les langues parlées, les chants murmurés, les métiers appris, les fêtes célébrées, les recettes partagées. Autant d’expressions d’un patrimoine vivant, souvent ignoré, parfois méprisé et pourtant essentiel.

Si l’école est le lieu où l’on éveille la conscience historique, le patrimoine vivant est celui où l’on ressent le lien au passé, non plus comme savoir, mais comme présence. Il est mémoire incarnée. Il est l’histoire en mouvement, dans la voix des conteurs, la main de l’artisan, la démarche du cavalier ou le silence d’un rituel.

Or dans notre modernité pressée, standardisée, technicisée, ce patrimoine vivant est souvent relégué à la marge. On le célèbre à l’occasion d’un festival, on l’expose dans une vitrine muséale, on l’inventorie dans des rapports internationaux. Mais dans la vie réelle, dans les villages, dans les familles, il s’efface. Et avec lui, c’est un pan entier de notre rapport au temps, au sens, à l’identité qui s’érode.

Entre l’objet figé et le geste transmis, une fracture silencieuse s’installe, qu’il faut nommer en posant une distinction fondamentale : le musée n’est pas l’ennemi du patrimoine vivant, mais il peut le devenir s’il fige ce qu’il expose.

Un musée mal pensé rassure. Il classe. Il protège. Il sanctuarise. Mais il coupe aussi l’objet de son usage, de sa transmission naturelle. Il fait de la culture un objet mort. À l’inverse, le patrimoine vivant dérange parfois, car il évolue, se réinvente, se conteste. Il appartient aux gens, non aux institutions. Il ne cherche pas à plaire, mais à être fidèle à son enracinement.

Cela dit, il serait injuste de ne pas reconnaître les efforts déployés depuis plus d’une décennie pour donner corps à une politique muséale au Maroc. Sous l’impulsion de la Fondation Nationale des Musées, portée avec constance par Mehdi Qotbi, plusieurs lieux ont vu le jour ou ont été réinventés : musée d’art contemporain, musée du bijou, du caftan, bientôt un musée d’archéologie… Ces institutions réparent un oubli, en redonnant visibilité à des pans entiers de notre patrimoine matériel, longtemps dispersés ou négligés.

Mais ces lieux posent une question essentielle : à quoi sert un musée, sinon à relier ? Relier l’objet à l’histoire dont il est issu, au geste qui l’a façonné, à la voix qui l’a transmis. Un musée peut être bien plus qu’une vitrine : il peut devenir un espace de mémoire partagée, un point de rencontre entre le passé vivant et les regards d’aujourd’hui. Encore faut-il qu’il refuse de couper l’objet de ses racines.

Car un collier ancien, un tapis, un caftan perdent leur âme s’ils sont extraits de l’atelier, de la fête, du chant, du rituel. Ils deviennent alors des coquilles, belles mais muettes. Le musée peut devenir un lieu de silence s’il oublie les voix. Mais il peut aussi, s’il s’ouvre, s’il s’anime, s’il s’incarne, être un lieu de transmission, pas seulement d’exposition. Il peut inviter les artisans, les conteurs, les faiseurs d’histoire populaire. Il peut devenir un espace habité.

Ce ne sont pas des abstractions : sur le terrain, la disparition est déjà à l’œuvre. Combien de métiers traditionnels disparaissent chaque année, faute d’apprentis ? Combien de gestes anciens dans l’agriculture, la construction, la cuisine sont remplacés par des techniques importées, plus rapides, moins enracinées ?

Le risque n’est pas seulement patrimonial. Il est existentiel. Car perdre un geste, c’est perdre une façon de penser le monde, de l’habiter. C’est perdre une relation au temps, à la matière, à l’autre. Le tissage d’un tapis, le montage d’un toit en pisé, la fabrication d’un instrument de musique : tout cela est porteur de savoir, mais aussi de valeurs, de manières d’être au monde.

Or aujourd’hui, ces pratiques ne se transmettent plus qu’à la marge. L’école ne les enseigne pas. L’espace médiatique les ignore. L’économie les marginalise. Pourtant, c’est là que se trouvent les racines affectives de notre mémoire collective.

Il ne faut pas se contenter de la question la plus simple : faut-il préserver notre patrimoine vivant ? Mais aller vers la plus décisive, comment le transmettre sans le figer ?

Le patrimoine vivant ne se transmet pas comme un cours magistral. Il se vit, il s’apprend par immersion, par compagnonnage, par imitation, par imprégnation. Il nécessite du temps, du lien, du respect.

Cela suppose : de reconnaître la légitimité culturelle des porteurs de tradition (artisans, conteurs, musiciens, guérisseurs parfois); de créer des espaces de transmission (ateliers, coopératives, maisons de la mémoire); de sortir de la logique du « patrimoine produit », pour entrer dans celle du patrimoine vécu; de valoriser les langues vernaculaires comme vecteurs de nuances, de mondes intérieurs et non comme reliques.

La transmission ne passe donc pas uniquement par l’école, mais par la société dans son ensemble : famille, communauté, marché, fête, rituel.

Encore faut-il que cette société reconnaisse que ses gestes ont de la valeur pas seulement économique, mais symbolique.

C’est ici que le récit rejoint la mémoire et la projette pour jouer son rôle. Non comme narration officielle ou linéaire, mais comme langage commun capable d’intégrer la diversité des mémoires.

Le patrimoine vivant peut nourrir ce récit s’il est intégré non comme folklore, mais comme expression légitime de l’histoire populaire. Le chant de l’aita, les poésies amazighs, les proverbes en darija, les légendes du Souss ou les dikrs de la zaouïa deviennent alors des archives vivantes, aussi importantes que les chroniques des gouvernants ou les archives coloniales.

Un récit national juste n’est pas celui qui impose une mémoire unique, mais celui qui accueille les mémoires multiples dans une architecture commune.

À ce titre, le patrimoine vivant est le chaînon manquant entre mémoire et récit. Il fait le lien entre ce que l’on vit encore, ce que l’on a oublié et ce que l’on pourrait vouloir devenir.

Ce débat engage le modèle de modernité que nous voulons pour le Maroc. Voulons-nous une société alignée, désaffiliée, où les jeunes se reconnaissent davantage dans les codes globaux que dans les mémoires locales ? Ou voulons-nous une modernité enracinée, habitée, assumée, où le progrès ne rime pas avec amnésie ?

Préserver le patrimoine est une stratégie d’avenir. Les sociétés qui ont su articuler modernité technologique et densité symbolique sont celles qui avancent sans se renier.

D’autres modèles, comme la capoeira brésilienne, passée de pratique marginale à patrimoine national tout en restant dynamique, ou les écomusées scandinaves où les habitants co-gèrent les collections, montrent qu’une troisième voie entre folklorisation et fossilisation est possible.

Ce n’est pas un hasard si le Japon, la Corée ou l’Inde investissent massivement dans la transmission de leurs arts populaires et savoirs traditionnels.

En somme, ce que nous transmettons dit ce que nous sommes. Ce que nous devons transmettre, ce ne sont pas des vitrines ou des statues : ce sont des gestes, des voix, des rythmes, des visions du monde.

Le patrimoine vivant est ce qui nous relie, à la fois aux ancêtres et aux enfants. Ce qui traverse le temps sans s’y perdre. Ce qui change sans trahir. Il n’est pas l’ennemi du progrès, mais la mémoire sensible du lien.




Lundi 21 Juillet 2025

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