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Par Par Sanaa Eddiry
La faim aujourd’hui est multiforme : elle touche les zones de guerre, les régions climatiquement fragiles, les territoires abandonnés par les politiques publiques. Elle est provoquée par des conflits, aggravée par les dérèglements climatiques, et consolidée par l’indifférence internationale. Elle est surtout le symptôme d’un monde profondément déséquilibré, où la surabondance côtoie l’effondrement.
À Gaza, en 2024 et 2025, la situation humanitaire s’est dégradée jusqu’à l’intolérable. Le blocus, les bombardements, et l’interdiction de l’aide humanitaire ont engendré une crise de famine inédite. Selon le dernier rapport d’Integrated Food Security Phase Classification (IPC), plus d’un million de Gazaouis vivent en insécurité alimentaire sévère. Des familles survivent avec moins d’un repas par jour, des enfants meurent de malnutrition dans un territoire où l’accès à l’eau, à la nourriture et aux soins est méthodiquement bloqué. Ce n’est plus un simple drame : c’est un crime contre l’humanité par privation délibérée de ressources vitales.
Et Gaza n’est pas seule. En Somalie, au Yémen, au Soudan, en Haïti, les crises alimentaires s’enracinent. 181 millions d’enfants dans le monde vivent dans une pauvreté alimentaire si extrême qu’ils ne consomment pas plus d’un ou deux groupes d’aliments par jour. 38 millions d’enfants souffrent de malnutrition aiguë, leur vie étant mise en péril dès leurs premières années. Pendant ce temps, selon la FAO, 1,3 milliard de tonnes de nourriture sont gaspillées chaque année sur la planète.
Nous avons longtemps parlé de « tiers monde », de « retard de développement », de « pays en voie de modernisation ». Mais aujourd’hui, il faut appeler les choses par leur nom : ce n’est pas le manque de ressources qui tue, c’est l’injustice. Ce n’est pas la fatalité, mais l’égoïsme global. Le problème de la faim n’est plus celui de la quantité, mais celui de la répartition, de la volonté politique, de l’attention morale.
Il faut aussi interroger le silence. Pourquoi en parler aujourd’hui ? Parce que l’habitude tue l’indignation. Parce que les images de corps affamés ne choquent plus, et que les conflits lointains sont perçus comme inévitables. Parce que le mot “famine” s’est vidé de son sens dans un monde saturé d’informations, où chaque tragédie chasse l’autre. Or, en 2025, le fait que des enfants meurent encore de faim, sciemment ou par négligence, devrait être une honte collective.
Depuis mon plus jeune âge, j’entends parler de ces souffrances. Des famines du Sahel, des sièges de villes oubliées, des enfants aux ventres gonflés par la misère. Des décennies plus tard, je regarde les chiffres, et je vois que peu de choses ont changé. En vérité, je ne sais plus si j’ai l’espoir que cela s’améliore. Car tout ce qui semblait inimaginable devient acceptable, puis normal.
Ce n’est pas seulement un échec de l’humanité. C’est l’échec de l’humain, en chacun de nous. Celui qui détourne les yeux. Celui qui accepte que des populations soient affamées pour des enjeux géopolitiques. Celui qui s’habitue à l’inacceptable. L’humain, non comme espèce, mais comme conscience. Et c’est cela le plus terrible : nous avons appris à vivre dans un monde où la technologie a surpassé l’éthique, et où la survie de millions dépend d’une volonté politique qui n’arrive jamais à temps.
Mais tant qu’il reste des voix pour dire non, des mots pour dénoncer, des lignes pour réveiller, alors il reste encore un peu de ce feu fragile qu’on appelle humanité. Et si un jour, nos enfants nous demandent ce que nous avons fait pendant que d’autres mouraient de faim, il ne faudra pas répondre avec des chiffres, mais avec le poids de notre silence — ou de notre courage…