Une génération entière vient de rappeler, par la rue et par les réseaux sociaux, que la politique n’est jamais morte :
L’État a cru qu’il pouvait s’en passer, qu’il suffisait d’urnes contrôlées, d’événements sportifs ou de communication officielle pour remplacer la délibération collective. Mais la vacance ainsi créée est aujourd’hui occupée par une jeunesse sans relais ni porte-parole, qui exprime son indignation dans le vide. L’étiolement du politique n’est plus un risque : c’est une réalité dont la rue vient d’imposer l’évidence.
Les jeunes qui l’animent n’ont pas grandi dans les années de plomb, ne croient plus aux réformes ni aux promesses, et ne se reconnaissent dans aucune bannière. Ils ne s’organisent pas, ils réagissent. Ils n’attendent rien du politique, parce qu’ils n’en perçoivent plus la présence. L’État, pour eux, est un environnement, non une interlocution. Le politique, un décor usé.
Cette indifférence n’est pas un désintérêt. Elle dit quelque chose de plus profond : la conviction que l’action politique ne transforme plus rien. Entre les institutions et la société, le lien s’est rompu. L’électeur ne se sent plus citoyen, le citoyen ne se sent plus représenté. L’urne ne débouche sur aucun pouvoir réel ; elle sert à confirmer une mécanique, non à en infléchir le cours. Ce que les jeunes expriment, souvent sans le dire, c’est la vacuité d’un système où tout semble organisé pour que rien ne se décide vraiment. Mais cette rupture générationnelle ne surgit pas de nulle part. Elle prolonge un malentendu plus ancien, celui d’une démocratie réduite à des rituels sans substance.
Le malentendu démocratique est ancien.
Dans un texte précédent, j’écrivais que « l’urne et le quotidien » n’avaient jamais coïncidé. Le vote, censé relier la parole au pouvoir, est resté un rite sans effet. L’électeur, dès le lendemain du scrutin, retrouve les mêmes administrations, les mêmes blocages, la même distance. Les élus eux-mêmes, pris dans une bureaucratie paralysante, finissent par renoncer. C’est ainsi que la démocratie, faute de substance, se transforme en spectacle de gouvernance : une alternance sans alternative.
Habermas avait défini l’espace public comme ce lieu où les citoyens, en débattant librement, produisent du sens commun. C’est là que se forme la légitimité, que s’éprouve la confiance, que s’élabore le langage du vivre-ensemble.
Le Maroc, lui, a cru pouvoir s’en passer. Le débat a été remplacé par la communication, la participation par la consultation, l’engagement par le commentaire. La scène politique reste largement organisée selon des paramètres administratifs, les médias publics distribuent une parole officielle, et la société civile est tenue dans les limites du convenable. L’espace public n’a pas disparu : il a été compartimenté, filtré, aseptisé.
Mais un espace public ne se contrôle pas. Il se déplace.
Ce surgissement déroute les autorités, habituées à des interlocuteurs formels. Il inquiète aussi les partis, réduits à commenter des mouvements qu’ils ne comprennent pas. La jeunesse ne veut pas prendre le pouvoir ; elle veut simplement que le pouvoir la voie. Elle ne cherche pas la rupture, mais la reconnaissance. Son absence des urnes n’est pas apathie : c’est un verdict silencieux sur l’inutilité du jeu politique tel qu’il est. Elle perçoit la politique non comme un espace de conquête, mais comme une zone vide.
Le vide, justement, s’est installé au cœur du politique. Il ne s’agit plus d’un manque d’idées ou de compétences, mais d’une perte de fonction symbolique. Le politique n’ordonne plus le sens collectif. Il n’explique plus, ne relie plus, ne promet plus. Il gère. Or, un pays ne vit pas seulement de gestion : il a besoin d’un récit, d’une parole qui relie l’individuel au commun. En désertant ce rôle, les institutions ont cédé la scène à d’autres forces : le religieux, le sportif, l’influenceur. Le patriotisme, désormais, s’exprime davantage dans la fierté d’un match que dans la lecture d’un programme.
Ce déplacement du sens n’est pas anodin.
Les manifestations spontanées, les indignations en ligne, les gestes de désobéissance mineure ne sont pas des crises isolées.
Elles sont les symptômes d’une société qui cherche à réinventer sa voix. Ce n’est pas le chaos qu’il faut craindre, mais le mutisme prolongé. Car l’absence de parole publique ne laisse pas le vide : elle attire les discours de substitution. Quand le politique se tait, l’émotion s’installe, et avec elle la tentation de l’immédiat, de l’absolu, du rejet.
Le Maroc est à un moment charnière. Le pays a consolidé son État, modernisé son économie, affirmé sa diplomatie. Mais il n’a pas encore trouvé la forme politique qui corresponde à sa société réelle. Le vieux pacte paternaliste ne suffit plus, et la démocratie procédurale ne convainc pas. Il faut un nouvel espace public non pas un lieu d’agitation, mais un lieu de reconnaissance. Un endroit où la parole citoyenne ne soit ni soupçonnée, ni instrumentalisée, ni tolérée comme soupape, mais considérée comme ressource.
Le Maroc paie aujourd’hui le prix d’un pari perdu :
Ce vide politique n’est pas un accident conjoncturel : il est le fruit de décennies d’institutionnalisation manquée, d’un État de droit sans cesse ajourné. Et cette évidence désormais criante nous met devant une vérité tranchante : ce n'est pas le peuple qui a déserté la politique ; c'est la politique qui a déserté le peuple, laissant la place à ce vide que la jeunesse, faute de mieux, occupe par défaut.
PAR ADNAN DEBBARH/QUID.MA












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