Le Maroc ne manque pas d’élites, il manque d’une conscience élitaire.
L’élite marocaine, dans sa forme actuelle, ne se pense pas comme telle. Elle occupe un espace d’influence, mais sans s’interroger sur sa mission. Elle gère, elle administre, elle conseille, mais rarement elle incarne. Or, sans élite consciente d’elle-même, aucune société ne peut se reconnaître ni se projeter.
Notre histoire a façonné une élite d’autorisation plutôt qu’une élite de conquête. L’autorité y a toujours été déléguée, rarement disputée. Le pouvoir a longtemps incarné le principe de légitimité verticale : on ne devient pas élite par mérite, on le devient par reconnaissance. L’individu n’accède pas à la parole publique parce qu’il est convaincant, mais parce qu’il est autorisé à parler.
Ce modèle a traversé les époques, se réinventant à chaque cycle : les familles notabiliaires, les élites du Protectorat, les diplômés de l’après-Indépendance, puis les cadres d’État formés dans les grandes écoles. Toutes ont hérité d’un droit à représenter, non d’un devoir de refonder. C’est là une matrice persistante : être élite, c’est porter la parole du centre, non interroger ses fondements.
Ainsi s’est installée une élite du seuil. Toujours proche du pouvoir, rarement porteuse de rupture. Prudente, loyale, parfois sincèrement dévouée, mais rarement inspirante. L’État, en retour, a consolidé cette attitude : il a préféré la fiabilité à la créativité, la continuité à la subversion féconde. On a produit des élites de reproduction plutôt que des élites de dépassement.
Le changement, dans ce schéma, n’est pas un projet collectif, mais une variable sous contrôle. Il en résulte une élite qui se meut dans le cadre, non pour le réinventer, mais pour en préserver l’équilibre. Le savoir, dans cette logique, a lui aussi été verticalisé.
L’élite marocaine s’est définie comme un médiateur, entre le haut et le bas, entre le national et l’étranger, entre le politique et le social.
Cette posture a nourri une culture de la délégation intellectuelle : penser, oui, mais dans le périmètre de ce qui est permis. Peu d’élites ont osé la désobéissance féconde, celle qui bouscule pour faire avancer. De là naît une forme d’appauvrissement symbolique : un pays riche d’intelligences, mais pauvre d’initiatives d’altitude.
Les voies d’accès à cette élite expliquent en partie sa composition. La cooptation demeure le mode d’entrée le plus ancien et le plus stable : on devient élite par confiance, non par conviction. Ce filtre de loyauté garantit la continuité, mais il ferme la porte à la dissidence éclairée. Il fabrique un cercle sûr, mais clos.
Une autre voie, plus récente, a tenté d’introduire le mérite. Les grandes écoles, les entreprises publiques, les institutions internationales ont produit une génération d’élites techniques, compétentes, parfois patriotes. Mais cette méritocratie reste suspendue à une validation symbolique : le mérite est nécessaire, mais il ne suffit pas ; il lui faut encore être validé politiquement. La compétence sans reconnaissance institutionnelle demeure influence sans écho.
Une troisième voie s’est ouverte, plus mondialisée : celle du mimétisme. Une partie de nos élites s’est formée à l’étranger, parlant le langage des bailleurs et des institutions internationales. Mais ce savoir importé n’a pas toujours trouvé ses racines.
Ces élites parlent modernité sans la traduire dans la langue du réel marocain. Elles importent des modèles de gouvernance sans les enraciner dans la texture sociale. Ce mimétisme crée une fracture symbolique : la modernisation sans incarnation. En parlant avec des mots étrangers, elles finissent par penser avec des idées étrangères, et par gouverner un pays qu’elles ne perçoivent plus dans sa complexité.
Ces trois voies : cooptation, mérite et mimétisme, coexistent aujourd’hui.
Au cœur de cette architecture se trouve la faille centrale : l’absence d’une conscience élitaire du réel. Ce n’est pas une faillite morale, mais cognitive. Nos élites sont souvent éloignées du monde qu’elles prétendent représenter. Elles vivent dans un univers parallèle, celui des colloques, des indicateurs, des politiques publiques désincarnées.
Elles gèrent la société sans la sentir. Elles administrent le réel sans le comprendre. Ce décalage n’est pas nouveau, mais il s’est aggravé à mesure que le langage technocratique s’est imposé comme substitut de la vision.
Beaucoup d’élites marocaines ne manquent pas d’intelligence, mais d’altitude intérieure : celle qui relie la compétence à la compréhension.
Pendant ce temps, la société, elle, invente ses propres codes de survie, ses micro-récits, ses solidarités invisibles. Elle avance, souvent sans bruit, dans une créativité du quotidien que l’élite ne perçoit plus. Le dialogue n’est pas rompu par hostilité, mais par dissonance : les uns parlent d’indicateurs, les autres de dignité.
Entre les deux, le langage commun s’est effondré. Cette déconnexion a entraîné une perte de lien avec l’imaginaire collectif. L’élite ne parle plus le pays. Elle ne sait plus dire ce que signifie être marocain dans ce moment du monde.
L’élite économique parle chiffres, l’élite politique parle procédures, l’élite intellectuelle parle concepts, mais aucune ne parle peuple. Ce n’est pas seulement une crise de légitimité, c’est une crise de langage. La parole publique s’est vidée de récit, de sens, de transcendance. Elle énonce, mais ne relie plus. Et quand le récit se tait, la confiance s’évapore.
Le plus grave est que cette élite ne se pense pas comme telle. Elle se définit par sa fonction, non par sa responsabilité. Elle se croit technicienne du réel, non dépositaire de son orientation. Ce déni de rôle empêche toute éthique de responsabilité.
Être élite, ce n’est pas jouir d’un privilège, mais porter un fardeau : celui du sens. Tant que cette conscience ne renaîtra pas, l’élite restera gestionnaire d’inertie plutôt que vecteur de mouvement. Refonder la fonction élitaire, c’est d’abord lui rendre sa charge symbolique.
L’élite n’est pas un statut social, c’est une mission morale et intellectuelle. Elle doit redevenir dépositaire d’un horizon, non d’un accès privilégié aux ressources.
Le Maroc n’a pas besoin d’élites qui s’autorisent, mais d’élites qui s’élèvent, par la lucidité, par la responsabilité, par la capacité à habiter le réel.
Le défi est double : compétence et conscience. Compétente, pour maîtriser les outils d’un monde complexe ; consciente, pour ne jamais perdre le lien avec les fractures, les territoires, les mémoires. L’excellence technique sans lucidité produit une nouvelle aristocratie, sans âme ni ancrage. L’élite de demain devra penser à la fois avec rigueur et avec sensibilité, traduire le monde sans trahir le pays.
Refonder l’élite, ce n’est pas abolir la hiérarchie, c’est lui redonner sens. Le Maroc n’a pas besoin d’élites qui se protègent, mais d’élites qui s’exposent : au réel, au débat, à la contradiction.
La véritable élite n’est pas celle qui se distingue, mais celle qui élève. C’est dans cette hauteur du sens que pourra se refermer la faille, celle qui sépare encore le savoir de la vision, l’autorisation de la conscience, et le Maroc de lui-même.
Si ces mots résonnent comme un reproche, qu'on y entende plutôt une invitation : celle à devenir cette élite consciente d'elle-même, non pour servir son statut, mais pour élever le destin commun. Le Maroc n'a pas besoin d'élites qui se justifient, mais d'élites qui s'élèvent, par la lucidité, par la responsabilité, par cette capacité rare à habiter le réel sans en trahir la complexité.
PAR ADNAN DEBBARH/QUID.MA












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