La France se réarme, et certains y voient le retour de son vieil orgueil gaulois.
Dans un monde redevenu tragique, où le rapport de force supplante de nouveau les illusions, ce que l’on observe ressemble moins à une flamboyance patriotique qu’à un calcul stratégique froid : celui d’une puissance moyenne confrontée à son déclassement, cherchant dans la crise une occasion d’infléchir le cours de sa propre marginalisation.
Car la France, avant même de se projeter en puissance militaire, doit d’abord regarder en face ce qu’elle est devenue.
Pendant des décennies, elle a pu prétendre au rang de grande puissance grâce à une combinaison d’atouts : un siège permanent au Conseil de sécurité, la dissuasion nucléaire, une diplomatie inventive, une influence culturelle diffuse.
Mais ces attributs se sont progressivement déliés de la réalité matérielle. Le poids économique français s’est érodé : le pays représentait plus de 5 % du PIB mondial au tournant des années 1990, il en pèse aujourd’hui à peine 2 %.
La désindustrialisation a affaibli les bases de sa souveraineté économique ; l’État ne dispose plus des leviers industriels et technologiques nécessaires pour rivaliser avec les grandes puissances continentales.
Cette fragilité économique s’est doublée d’une érosion diplomatique.
L’Allemagne domine les équilibres économiques ; les pays de l’Est s’imposent sur les questions de sécurité ; l’OTAN et les États-Unis continuent de définir la grammaire stratégique du continent.
Dans ce paysage, Paris peine parfois à trouver son centre de gravité. Même les leviers traditionnels : l’Afrique francophone, la francophonie, les réseaux de coopération, ne produisent plus les effets d’autrefois.
Le monde d’aujourd’hui ne réagit plus aux symboles, mais aux capacités. Or la capacité française se fragilise.
C’est dans ce contexte que la guerre en Ukraine surgit comme un événement fondateur.
La brutalité de la manœuvre russe a modifié les hiérarchies de puissance au sein de l’Europe. Pendant vingt ans, les Européens ont cru vivre dans un espace post-militaire, où la puissance se mesurait en PIB, en normes et en attractivité.
L’Ukraine a balayé cette illusion : le continent s’est rappelé que la sécurité n’est pas un acquis, mais une construction. Et dans ce domaine, la France conserve un avantage comparatif décisif.
Car lorsque la menace redevient militaire, les cartes se redistribuent et dans ce nouveau jeu, Paris mise sur des atouts concrets plutôt que sur son seul héritage historique.
La France peut projeter ses forces, elle dispose d’une industrie de défense complète.
Dans une Europe qui redécouvre la réalité de la coercition, cela la repositionne immédiatement.
D’autant plus que l’Allemagne, malgré sa puissance économique, refuse structurellement d’endosser un leadership militaire affirmé. Son « Zeitenwende » (changement d’époque) reste prudent, incrémental, presque hésitant. Dans cette hésitation se glisse une brèche : celle d’un leadership européen de la fermeté, que la France s’empresse d’occuper.
Ainsi, le réarmement français n’est pas seulement une réaction à Poutine ; c’est une manière de redevenir indispensable.
Une puissance moyenne ne peut pas lutter sur tous les terrains. Elle doit choisir celui où elle peut encore peser. La France a compris que la défense est l’un des derniers espaces où elle possède encore une longueur d’avance sur ses partenaires européens.
En renforçant sa capacité militaire, elle se rend incontournable dans l’architecture sécuritaire du continent. Et dans un monde où l’influence se gagne par la demande qu’on suscite, redevenir indispensable est une stratégie d’une grande logique.
Reste que cette stratégie échappe souvent aux observateurs, qui préfèrent y voir la marque d'un « orgueil français » intemporel.
Comme en témoignent certains malentendus avec des partenaires de l'Est, qui perçoivent parfois la fermeté française comme un monologue plutôt que comme une conversation.
Le discours de la « fierté retrouvée » fonctionne très bien en interne, il donne un vernis patriotique à une stratégie qui est en réalité d’une grande sobriété.
À l’extérieur, ce récit projette une image de constance et de détermination. Mais dans les faits, la France avance par nécessité davantage que par passion.
Cela n’empêche pas le réarmement d’être une manœuvre risquée. La surenchère verbale peut enfermer diplomatiquement ; la rivalité croissante avec les pays de l’Est complique l’ambition française de leadership ; la dépendance structurelle à l’OTAN limite les marges de manœuvre.
De plus, dans un espace européen composé de souverainetés fragmentées, aucune puissance ne peut imposer durablement une direction sans méthode, sans alliances, sans consentement stratégique.
C’est là que se trouve la vraie question : non pas « la France retrouve-t-elle son orgueil ? », mais « quelle stratégie cherche-t-elle à construire après la crise ukrainienne ? » Il ne suffit pas d’être fort dans l’instant : encore faut-il convertir cette position en architecture durable.
Le défi pour la France est d’articuler sa crédibilité militaire avec une vision européenne claire, lisible, structurante. Et cette ambition ne saurait se limiter à une simple posture de puissance.
Elle doit être une proposition politique : comment organiser la sécurité européenne, comment répartir les responsabilités, comment éviter une dépendance totale vis-à-vis de Washington tout en préservant l’alliance, comment associer les pays de l’Est à une gouvernance plus équilibrée.
Autrement dit, la France doit transformer une occasion en stratégie.
Le réarmement français ne doit pas être la réaction d’un instant, mais la première pierre d’une transformation plus large : celle d’une puissance qui, ayant perdu des leviers, en retrouve d’autres et accepte de se réinventer.
Le temps du prestige automatique est terminé. Le XXIᵉ siècle sera celui des puissances capables d’ajuster leur stratégie aux réalités nouvelles. La France ne réarme pas pour rejouer son passé glorieux. Elle réarme pour éviter que son avenir ne lui échappe.
C’est peut-être cela, au fond, la marque des nations intelligentes : savoir reconnaître que la grandeur ne se proclame pas ; elle se construit, patiemment, à partir des crises que l’histoire vous impose.
PAR ADNAN DEBBARH/QUID.MA












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