Quand l'administration révèle les fractures sociales
Cette évolution réglementaire, codifiée par l'arrêté ministériel n° 2711-10 du 29 septembre 2010 et récemment assouplie en juillet 2025, illustre parfaitement ce que Pierre Bourdieu appelait la "distinction sociale" : la capacité des classes supérieures à transformer des nécessités pratiques en symboles de statut social.
L'histoire des codes sociaux marocains : de Rabat aux numéros dorés
De même, les numéros de téléphone commençant par "0661" - les premiers attribués lors du lancement de la téléphonie mobile au Maroc - sont rapidement devenus des symboles de modernité et d'appartenance à une élite technologique pionnière. Ces phénomènes révèlent une constante sociologique marocaine : la capacité de transformer des innovations techniques en instruments de différenciation sociale.
Cette tendance à la stratification par les codes administratifs révèle des mécanismes psychosociologiques profonds. Dans une société où l'accès aux services publics reste inégalitaire, où la bureaucratie peut être labyrinthique, la capacité à obtenir des documents "modernes" ou "conformes aux standards internationaux" devient un marqueur de capital social et culturel.
Les nouvelles plaques bilingues : analyse d'un phénomène sociologique émergent
Cependant, l'appropriation sociale de cette innovation révèle des dynamiques plus complexes. La transcription des lettres arabes en caractères latins (le "ط" devenant "T", par exemple) crée une double lisibilité qui dépasse la simple fonction pratique pour devenir un symbole d'ouverture internationale et de modernité.
L'adoption précoce de ces plaques bilingues par certains automobilistes, même avant leur obligation pour les voyages internationaux, illustre ce que Thorstein Veblen appelait la "consommation ostentatoire". Posséder une plaque conforme aux standards internationaux avant même d'en avoir la nécessité pratique signale plusieurs éléments :
Le capital informationnel : La connaissance des nouvelles réglementations et la capacité à anticiper les évolutions administratives révèlent un accès privilégié à l'information, souvent corrélé avec le niveau d'éducation et les réseaux sociaux.
Le capital économique : La démarche de changement de plaques, même facilitée par les nouvelles procédures, implique des coûts et du temps que tous les automobilistes ne peuvent pas se permettre.
Le capital symbolique : L'affichage d'une conformité aux standards internationaux suggère une ouverture sur le monde, des projets de voyage, une modernité assumée.
Sociologie inversée : quand les "petits bricolages" révèlent les "grands enjeux"
Cette "sociologie inversée" révèle comment les classes moyennes et supérieures marocaines développent des stratégies de distinction dans des domaines apparemment anodins, faute de pouvoir agir sur les véritables leviers de changement social.
Ce phénomène peut également être interprété comme une forme d'évitement politique. Plutôt que de s'engager dans des débats sur les réformes structurelles nécessaires - démocratisation, transparence, égalité des chances - une partie de la société se concentre sur des marqueurs de distinction individuels et immédiatement accessibles.
Les implications sociologiques profondes
Cette tendance est particulièrement préoccupante dans le contexte marocain où la cohésion sociale fait face à de nombreux défis : urbanisation rapide, chômage des jeunes diplômés, disparités régionales croissantes.
Le phénomène des plaques bilingues illustre également une forme de "modernisation sélective" caractéristique de nombreux pays en développement. Certains segments de la société adoptent rapidement les nouvelles normes internationales, creusant un fossé avec ceux qui restent en marge de ces évolutions.
Cette modernisation à deux vitesses peut créer des tensions sociales, particulièrement quand elle se traduit par des avantages pratiques (facilité de voyage, reconnaissance internationale) accessibles uniquement à une élite.
Une démocratisation nécessaire des standards
La proposition de réforme du député Rachid Hammouni, visant à adopter un format unifié pour toutes les plaques marocaines, s'inscrit dans cette logique de démocratisation. Une telle réforme pourrait contribuer à réduire les inégalités d'accès aux standards internationaux.
Les enjeux de l'inclusion administrative
Ces questions nécessitent une approche holistique de la réforme administrative, prenant en compte non seulement les aspects techniques, mais aussi leurs implications sociologiques et leur impact sur la cohésion sociale.
Au-delà des plaques, repenser la modernisation sociale
L'analyse de ce "petit bricolage" administratif éclaire des "grands enjeux" sociétaux : la persistance des inégalités, les mécanismes de distinction sociale, les défis de la modernisation inclusive. Elle rappelle que dans une société démocratique, chaque réforme, même apparemment technique, doit être pensée dans ses implications sociales.
Pour éviter que les plaques bilingues ne deviennent un énième marqueur de fracture sociale, il est essentiel d'accompagner leur généralisation d'une réflexion plus large sur l'égalité d'accès aux services publics et aux standards internationaux. La véritable modernisation d'une société ne se mesure pas à l'adoption de nouveaux codes administratifs par une élite, mais à leur accessibilité démocratique pour l'ensemble des citoyens.
Dans cette perspective, le défi marocain consiste à transformer ces "petits bricolages" en leviers d'inclusion sociale plutôt qu'en nouveaux instruments de distinction. Car au-delà des plaques d'immatriculation, c'est la question de l'égalité citoyenne dans une société en modernisation qui se pose.












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