Par Adnan Debbarh
L’Alliance des économistes istiqlaliens vient de publier huit séries de mesures pour le PLF 2026, qui témoignent d’une volonté claire de conjuguer ambition sociale, soutien à l’investissement, justice territoriale et renforcement de la souveraineté.
Ces propositions, qui s’inscrivent dans une tradition de patriotisme social soucieux de solidarité et de développement interne propre à ce parti, dessinent un horizon que l’on ne peut que partager. Elles reposent sur un diagnostic désormais largement accepté : la nécessité de protéger le pouvoir d’achat, de réduire les fractures territoriales, de soutenir les PME et de poursuivre l’édification d’un État social dont les fondations se consolident depuis trois ans.
Mais en lisant attentivement ce mémorandum, on ne peut s’empêcher de constater une certaine hésitation. Les mesures sont là, bien intentionnées, mais elles restent en grande partie dans le registre du « poursuivre », « renforcer », « accélérer ». Autrement dit, elles accompagnent des chantiers déjà ouverts par l’État. Rien de critiquable en soi, mais rien qui, en l’état, ne suffise à transformer la dynamique.
La critique formulée par certains journaux, sur l’absence de chiffrage et d’évaluation des impacts budgétaires, est en partie fondée. Il est vrai que l’on aimerait savoir ce que coûterait exactement l’élargissement de la tranche de l’IR, la déductibilité des frais scolaires, ou la réduction de moitié du coût de l’internet en milieu rural. Mais limiter la discussion à cette exigence technique serait manquer l’essentiel.
Car l’essentiel n’est pas tant dans la liste des mesures que dans leur mise en œuvre. C’est là que l’approche économique de l’AEI rencontre ses limites et que notre approche politique se déploie.
Nous le savons tous : le Maroc ne manque pas de feuilles de route. Depuis deux décennies, le pays a massivement investi, bâti, modernisé et innové, tandis que la puissance publique assumait pleinement son rôle d’entraînement. Le royaume a ainsi fait la preuve de sa capacité à construire des infrastructures de rang mondial. Mais comme le soulignait déjà Hassan II en appelant de ses vœux « un État qui fonctionne », l’enjeu n’est plus aujourd’hui de construire, mais de bien gérer.
Autoroutes, zones industrielles ou programmes sociaux : tous ne donneront la mesure de leur potentiel qu’à condition d’être portés par une administration efficace, agile et redevable.
Or, justement, ce volontarisme investisseur a fini par révéler – parfois cruellement – les fragilités persistantes de notre appareil d’exécution : lourdeurs bureaucratiques, retards chroniques, opacité décisionnelle et faible culture de la reddition des comptes.
Ce n’est pas le « quoi faire » qui manque, mais bien le « comment faire ». Les économistes institutionnalistes, de Douglass North à Dani Rodrik, l’ont établi : la prospérité d’une nation ne dépend pas seulement des montants investis, mais de la qualité des institutions qui en assurent la mise en œuvre. Les succès asiatiques en témoignent de manière éloquente : la Corée du Sud ou la Malaisie n’ont pas simplement injecté des capitaux ; elles ont profondément réformé leur gouvernance en instaurant des contrats de performance, une évaluation rigoureuse des projets et une discipline administrative exigeante. Cette alchimie institutionnelle a permis de transformer l’investissement en une croissance durable et inclusive.
Là où la gouvernance est solide, les mêmes budgets génèrent jusqu’à deux ou trois fois plus de croissance, grâce à des règles claires, une transparence effective et une redevabilité tangible. La gouvernance n’est donc pas un supplément d’âme théorique : elle est le levier qui transforme l’intention en résultat, la dépense en développement et la parole en confiance. Toujours Douglass North : « ce sont les institutions qui font la différence entre un cercle vertueux de développement et un engrenage de rente et d’inefficacité».
À cet égard, les propositions de l’AEI apparaissent comme suspendues dans le vide. Elles présupposent que l’État, ses administrations et ses agences disposent déjà des instruments de gouvernance pour les exécuter. Or ce n’est pas le cas. Augmenter la dotation pour les personnes en situation de handicap, faciliter les crédits pour l’épargne, soutenir les filières agricoles, tout cela est louable.
Mais si les mécanismes de ciblage sont poreux, si les registres sociaux accumulent les erreurs, si les aides ne parviennent pas aux bénéficiaires, si les projets territoriaux se diluent dans les arcanes bureaucratiques, l'intention généreuse se transforme en frustration. Prenez l'exemple de leur proposition de refinancer les programmes d'emploi Idmaj ou Tahfiz : sans une transparence radicale sur les entreprises et les bénéficiaires réels, comment éviter les détournements et mesurer l'impact réel sur l'emploi ?
Le vrai risque est là : multiplier les promesses sans en garantir l'effectivité.
Dans une chronique récente, j’avais parlé de ce seuil qu’il nous reste à franchir : passer d’une vision claire à une exécution fiable, d’une stratégie lisible à une gouvernance performante. C’est ce que j’appelais être « à hauteur de lucidité ». La lucidité, aujourd’hui, consiste à dire aux économistes de l’AEI qu’ils ne peuvent se contenter de dresser une liste de bonnes mesures. Ils doivent assumer pleinement la question de la gouvernance.
Sans tableau de bord public, sans contrats de performance pour les hauts responsables, sans mécanismes indépendants de médiation pour débloquer les dossiers et sans que ces instruments ne soient placés sous le contrôle et l’évaluation réelle d’un parlement au fait des choses, les propositions resteront inopérantes. Bref, sans un pacte de transparence et de responsabilité, la confiance ne se rétablira pas et le multiplicateur d'investissement demeurera faible.
C’est précisément ici que se situe la différence fondamentale entre une approche purement économique et une approche véritablement politique de l’économie.
La première se contente d’accumuler les recommandations ; la seconde, elle, interroge la capacité réelle du système à les incarner. Car un citoyen ne juge pas la réussite d’un budget à la hauteur des montants affichés, mais à l’aune de sa réalité quotidienne : un hôpital qui fonctionne, une école qui enseigne bien, une aide sociale qui arrive sans délai. Sans une gouvernance robuste, les intentions les plus généreuses se muent en amertume, et la confiance – ce ciment du contrat social – se délite inexorablement.
Le Maroc est arrivé à un tournant où le volume d’investissement importe moins que sa qualité, où la crédibilité des politiques publiques repose moins sur l’annonce que sur le résultat tangible.
Nous savons bâtir, mais savons-nous fructifier ? C’est la question que tout projet de budget devrait poser.
Mais il y a plus. La gouvernance n’est pas seulement affaire d’organigrammes ou de procédures, elle est indissociable de la confiance. Sans confiance, aucune réforme, si bien conçue soit-elle, ne produit ses effets. Les registres sociaux perdent leur crédibilité si les citoyens doutent de l’équité du ciblage. Les réformes fiscales échouent si les contribuables pensent que l’effort est supporté par les mêmes. L’investissement privé se fige s’il redoute que la règle soit sans cesse supplantée par la rente. C’est ce lien de confiance — entre l’État, ses institutions et la société — qui conditionne la réussite de toute politique publique. Il n’y a pas d’efficacité économique durable sans légitimité politique et symbolique.
Le mérite de l’AEI est réel : alimenter le débat et porter des priorités sociales essentielles. Mais sa responsabilité, désormais, est d’opérer un saut qualitatif. Il s’agit de passer de l’énoncé des intentions à la formulation concrète des moyens — c’est-à-dire de dire comment, précisément, l’action publique marocaine doit se moderniser pour incarner ses ambitions.
J’invite donc les économistes istiqlaliens à franchir ce cap : porter, au-delà des mesures sectorielles, un projet ambitieux de réforme de la gouvernance.
Restent deux questions : les économistes de l’Istiqlal sont-ils prêts à compléter leur programme technique par un véritable projet de modernisation de l’Administration – seul à même de donner vie à leurs propositions ? Et ce saut vers une gouvernance transparente et efficace est-il compatible avec les traditions et les équilibres que défend leur parti ?
Une chose est certaine : c’est à cette condition – et seulement à celle-ci – que leurs initiatives cesseront d’être perçues comme des vœux pieux pour devenir les leviers tangibles de la transformation qu’ils appellent de leurs vœux.
Les priorités sont connues. Le Maroc n’a plus besoin de diagnostics répétés, mais d’un État qui transforme ses promesses en résultats. C’est là que se joue désormais notre avenir.












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