Le Plan Maroc Vert (PMV) a modernisé le secteur agricole marocain. Il a attiré des investisseurs, structuré des filières exportatrices, et hissé le Maroc dans les classements mondiaux pour certaines productions comme les agrumes ou les fruits rouges. Mais à force de viser la performance économique, il a laissé dans l’ombre ceux qui ne correspondaient pas au modèle dominant : les femmes rurales, les jeunes sans terres, et les habitants des zones montagneuses. Ces populations, pourtant essentielles à la vitalité agricole, n’ont pas été intégrées aux dynamiques de transformation du secteur. Le rapport du CESE en 2024 dresse un constat édifiant : les politiques agricoles ont trop souvent ignoré les réalités sociales et territoriales du monde rural.

Femmes rurales : actrices invisibles du développement
Elles représentent près de 40 % de la main-d’œuvre agricole, elles dirigent parfois des coopératives, s’impliquent dans la production et la transformation, notamment dans les filières du terroir (safran, huile d’argan, apiculture). Pourtant, seulement 6,5 % des exploitations sont dirigées par des femmes. Ce chiffre baisse encore dans les zones les plus enclavées. La plupart ne possèdent pas de terres, n’accèdent pas au crédit, et ne bénéficient d’aucun accompagnement technique spécifique.

Dans les coopératives féminines, souvent présentées comme vitrines du développement rural, les femmes restent sous-représentées dans la gouvernance, et leurs produits souffrent d’un manque de débouchés commerciaux et de valorisation. L’absence de crèches, de centres de formation ou de systèmes d’encouragement spécifiques freine leur autonomie.

Jeunes ruraux : génération sacrifiée ou oubli stratégique ?
Alors que la stratégie Génération Green promettait une agriculture portée par une jeunesse entrepreneuriale, les chiffres révèlent une stagnation. Les jeunes ruraux se heurtent à une double peine : ils n’héritent pas des terres (souvent en indivision ou à partager entre de nombreux ayants droit), et ils ne disposent ni des garanties nécessaires pour accéder aux crédits, ni des réseaux leur permettant de s’insérer dans les circuits de valeur. Résultat : l’exode rural se poursuit, les villages se vident, et la relève agricole s’amenuise.

Certes, des dispositifs existent – melkisation, soutien à l’investissement, subventions agricoles – mais leur accès reste complexe, bureaucratisé et inégalement diffusé selon les territoires.

Montagnes et zones arides : ces territoires que le développement oublie
La petite et moyenne agriculture familiale est concentrée en grande partie dans les zones bour, arides ou montagneuses. Pourtant, ces zones ont bénéficié de peu d’infrastructures : routes, irrigation, conseils agricoles, ou accès aux marchés. Le CESE note que malgré des programmes spécifiques comme le PRDTS (Programme de Réduction des Disparités Territoriales et Sociales), les conditions de vie restent précaires, et les services publics rares.

Dans les montagnes, la faible mécanisation, le manque d’accès à l’eau, et l’absence de conseils agricoles freinent toute dynamique de modernisation. Les cultures vivrières dominent encore, et les petits agriculteurs peinent à s’organiser collectivement faute de moyens, de formation et de débouchés viables.

On pourrait arguer que cibler des zones à fort potentiel agricole et des profils investissables était un choix rationnel pour booster la productivité. Mais à force d’ignorer les marges rurales, le pays a entretenu des inégalités territoriales criantes, et laissé des dizaines de milliers de jeunes et de femmes en périphérie du développement. Ce n’est pas qu’une question de justice sociale. C’est aussi un enjeu de sécurité alimentaire, de cohésion nationale et de durabilité. Un pays qui tourne le dos à ses montagnes et à ses villages finit toujours par le payer au prix fort.