Au cœur de la zone franche de Tanger Automotive City, où se dresse l’une des plateformes industrielles les plus ambitieuses du continent africain, une révolution silencieuse est en cours. Non pas une énième ligne de montage automatisée, mais bien l’émergence d’une chaîne de production agencielle, où des intelligences artificielles autonomes coopèrent pour piloter en temps réel le processus de fabrication automobile. Bienvenue dans l’usine du futur – version marocaine.

Une IA qui prend des décisions : c’est quoi une IA agencielle ?
Contrairement aux simples systèmes automatisés, l’intelligence artificielle agencielle ne se contente pas d’exécuter un programme prédéfini. Elle observe, apprend, interagit… et surtout, décide. Elle est capable d’agir dans un environnement complexe, d’évaluer les conséquences de ses choix, et même de collaborer avec d’autres "agents" intelligents.

Dans une usine, chaque unité (machine, robot, poste de travail, cellule logistique) peut être supervisée par un agent logiciel autonome, connecté à l’ensemble du système via un réseau multi-agent (MAS). L’objectif ? Créer une usine réactive, auto-adaptative, capable de faire face aux imprévus, d’optimiser chaque ressource, et de tendre vers une production zéro défaut.

Tanger, un terrain propice à l’innovation industrielle
L’usine Renault de Melloussa, à quelques kilomètres de Tanger, est souvent citée comme un modèle de compétitivité. Depuis son inauguration en 2012, elle a su s’imposer comme l’un des fleurons de l’industrie exportatrice du Royaume, enchaînant les records de production et les innovations organisationnelles. C’est dans cet environnement structuré, digitalisé, et déjà doté de systèmes avancés (MES, ERP, automatisation), que l’IA agencielle trouve un terreau fertile.

Plusieurs initiatives pilotes ont été lancées ces deux dernières années avec des partenaires technologiques français, espagnols et marocains, visant à introduire une nouvelle couche d’intelligence dans le pilotage de l’usine.

Du poste d’assemblage au robot mobile : des agents partout

1. Sur les lignes de montage
Des agents IA supervisent chaque station d’assemblage. Si une pièce est absente ou une étape ralentit, l’agent peut reconfigurer la séquence, rediriger certaines tâches vers des opérateurs disponibles, ou même avertir un robot collaboratif (cobot) de modifier son geste. Cette logique d’ajustement dynamique permet de réduire les micro-arrêts non planifiés.

2. Maintenance prédictive agencielle
Chaque machine est désormais surveillée en permanence par un agent logiciel qui capte des données vibratoires, thermiques ou acoustiques. Plutôt que d’attendre une panne, ces agents déclenchent des alertes intelligentes, planifient une intervention au meilleur moment en coordination avec les autres agents de production, minimisant ainsi l’impact sur le flux.

3. Logistique interne orchestrée par IA
Les AGV (robots de transport) qui acheminent les pièces depuis l’entrepôt sont guidés non plus par un système central rigide, mais par un réseau d’agents logistiques. Chacun évalue en temps réel la meilleure route, anticipe les croisements, négocie les priorités avec d'autres agents, et adapte sa vitesse à la charge de travail. Résultat : un ballet fluide, autonome, et adaptatif.

Un système apprenant et coopératif
Ce qui distingue l’intelligence agencielle d’autres formes d’automatisation, c’est sa capacité d’apprentissage continu et sa logique coopérative. À Tanger, les agents IA ne travaillent pas en silos. Ils échangent des données, des stratégies, des décisions. Si une anomalie est détectée sur un module de climatisation, le système de contrôle qualité transmet les paramètres à l’agent d’assemblage, qui peut ajuster sa procédure dès la prochaine unité.

Mieux encore, en cas de changement de gamme – un passage du Dacia Sandero au Renault Express, par exemple – les agents coordonnent automatiquement l’adaptation des postes de travail, le recalibrage des outils, voire le réaffectation du personnel avec assistance numérique.

Gains mesurables : qualité, efficacité, sérénité
Les premiers résultats sont prometteurs. Selon un rapport interne partagé avec les autorités de tutelle et le cluster industriel AMICA :

La productivité des lignes testées a augmenté de 18% en 12 mois ;
Le taux de défauts à la sortie a baissé de 30% ;
Les interruptions non planifiées ont chuté de 40% ;
Et les retards logistiques ont quasiment disparu sur certaines lignes.

Au-delà des chiffres, les équipes soulignent un gain en fluidité opérationnelle et en réduction du stress des opérateurs, grâce à la gestion proactive des problèmes par les agents intelligents.

Un levier pour la souveraineté technologique du Maroc
Pour les autorités marocaines, cette mutation vers l’industrie agencielle est bien plus qu’un projet technologique. Elle s’inscrit dans une vision stratégique : faire du Maroc un hub industriel avancé dans la région MENA. En renforçant la résilience, la qualité et la compétitivité des usines locales, l’IA agencielle peut permettre au pays d’attirer de nouvelles plateformes de production, notamment pour les véhicules électriques, les composants intelligents ou les batteries.

Le ministère de l’Industrie, en lien avec l’IRESEN et la CGEM, envisage déjà de soutenir des projets pilotes similaires dans d’autres secteurs (aéronautique, agro-industrie, textile) avec des appels à projets spécifiques. Par ailleurs, des partenariats sont à l’étude pour développer des compétences locales en ingénierie des systèmes multi-agents, data science industrielle et cybersécurité opérationnelle.

Il restera des défis à surmonter .Tout n’est pas simple. L’intégration de ces agents intelligents suppose :

une standardisation des protocoles de communication,
une cybersécurité renforcée (chaque agent peut devenir une faille),
une adhésion des équipes humaines (former sans menacer),
et une gouvernance claire des responsabilités : si un agent prend une mauvaise décision, qui assume ?

La question de l’éthique algorithmique se pose aussi : peut-on laisser une IA "décider" de ralentir la production ou d’écarter une pièce sans validation humaine ? À Tanger, une cellule d’audit mixte (humains + IA) est déjà en test pour garantir la traçabilité des décisions critiques.

L’IA agencielle ne remplace pas l’humain. Elle le soulage des tâches répétitives, lui fournit des recommandations intelligentes, et améliore la réactivité globale. Dans l’usine automobile de Tanger, elle incarne un virage vers une production augmentée, où la technologie est au service de la fluidité, de la qualité et de la souveraineté industrielle.

À l’heure où le Maroc rêve de produire ses propres véhicules électriques et d’accélérer la relocalisation industrielle, cette mutation pourrait bien faire de Tanger le véritable Silicon Valley de la fabrication intelligente au sud de la Méditerranée.