Un récit trompeur : l’AIPAC comme « maître du jeu »
La réalité est plus dense, faite d’histoires entremêlées : celle d’un allié militaire installé au cœur d’une région instable, celle d’un outil diplomatique au service de l’hégémonie américaine, mais aussi celle d’une convergence idéologique et électorale qui transcende les partis aux États-Unis. L’AIPAC n’est pas une baguette magique ; il est un accélérateur, parfois un amplificateur, mais il ne détermine pas à lui seul l’architecture stratégique.
Israël, laboratoire et avant-poste de puissance
Autrement dit, Israël est plus qu’un allié : il est un laboratoire stratégique. La supériorité militaire qu’il entretient dans la région profite autant à ses propres intérêts qu’à ceux de Washington, qui y trouve un relais permanent de projection de puissance.
Les dynamiques intérieures américaines
Les évangéliques voient en Israël l’accomplissement d’une promesse biblique et pèsent lourd dans le Parti républicain.
Une partie du Parti démocrate continue de défendre l’image d’Israël comme « seule démocratie » du Moyen-Orient, symbole d’un monde à défendre contre l’autoritarisme.
Enfin, les communautés juives américaines, très diverses politiquement, constituent une force civique et électorale qui renforce l’attention portée à ce dossier.
Ainsi, le soutien américain ne relève pas seulement de la géopolitique froide mais d’un consensus narratif qui structure le paysage politique depuis plus de cinquante ans.
Les fractures avec les alliés occidentaux
Ces divergences révèlent une chose : Israël n’est plus une évidence dans les capitales occidentales. Les calculs énergétiques, les pressions migratoires, la nécessité de conserver un dialogue avec le monde arabe redessinent les priorités. Dans ce contexte, le soutien aveugle américain apparaît de plus en plus isolé.
L’hypothèse d’un rôle révisable : Israël, un levier plus qu’un pilier
Et si l’on inversait la perspective ? Plutôt que de voir Israël comme la pierre angulaire immuable de la stratégie américaine, envisageons-le comme un levier stratégique ajustable.
L’alliance est utile, mais elle pourrait, à terme, être relativisée si le coût d’opportunité devient trop élevé pour Washington.
Car chaque outil de puissance a sa durée de pertinence. Israël a été indispensable pour contenir le nationalisme arabe dans les années 1960-70, puis pour contrer l’Iran postrévolutionnaire. Mais le monde d’aujourd’hui ne se structure plus prioritairement autour du Moyen-Orient : il se polarise sur l’Asie-Pacifique.
La véritable bataille de demain se joue en mer de Chine, autour de Taïwan, du contrôle des câbles sous-marins et des routes énergétiques. Washington le sait : c’est là que se décidera son statut de superpuissance face à Pékin. Comparée à ce défi colossal, la centralité d’Israël apparaît moins vitale.
Certes, le Moyen-Orient reste une zone sensible. Mais à l’heure où les États-Unis investissent massivement dans des alliances comme le Quad (États-Unis, Inde, Japon, Australie), dans l’AUKUS (États-Unis, Royaume-Uni, Australie) ou dans de nouveaux partenariats en Asie du Sud-Est, Israël ne peut être que localement décisif, pas globalement central.
Les coûts croissants du soutien inconditionnel
Le maintien d’un appui aveugle à Israël a un prix. Trois coûts majeurs émergent :
Diplomatique : il alimente la défiance du Sud global, où Washington est accusé d’appliquer un double standard entre Gaza et l’Ukraine.
Moral et narratif : l’image d’Israël bascule d’un petit État assiégé vers celle d’une puissance occupante, ce qui mine la crédibilité américaine sur la scène internationale.
Stratégique : focaliser l’attention et les ressources sur Israël détourne de l’Indo-Pacifique, où l’enjeu est existentiel pour l’hégémonie américaine.
Ces coûts ne rendent pas l’alliance obsolète, mais ils pourraient pousser Washington à la redimensionner.
La possibilité d’une normalisation contrainte
Une piste alternative est celle d’une « normalisation forcée ». Les accords d’Abraham ont montré qu’une intégration partielle d’Israël au monde arabe était possible. Si demain l’Arabie Saoudite – clef de voûte régionale – exige une reconnaissance minimale de la Palestine en échange d’un alignement stratégique contre la Chine, Washington pourrait pousser Tel-Aviv à faire des concessions.
Dans ce scénario, Israël cesserait d’être un allié intouchable pour devenir une pièce ajustée à un puzzle régional plus vaste, où les monarchies du Golfe compteraient davantage.
L’opinion publique américaine comme facteur disruptif
Un autre élément déterminant est interne : la bascule générationnelle. Les sondages montrent que les jeunes Américains, y compris au sein du Parti démocrate, sont de plus en plus critiques vis-à-vis de la politique israélienne. Les mobilisations étudiantes, les débats sur l’« apartheid » israélien, les prises de position de minorités latinos, afro-américaines et musulmanes annoncent une mutation.
Si cette tendance s’ancre, l’équation électorale change. Le soutien à Israël pourrait devenir polarisant et non plus consensuel. L’AIPAC perdrait alors une part de sa puissance d’influence, et Washington verrait dans Israël un atout électoral moins sûr qu’auparavant.
Un futur possible : Israël, maillon plutôt que pivot
Dans l’horizon alternatif, Israël ne disparaît pas de l’équation. Il garde des atouts solides :
- une supériorité militaire et technologique régionale,
- une expertise clé dans le domaine du renseignement et de la cybersécurité,
- une alliance militaire durable avec le Pentagone.
Mais ce statut se relativiserait. Israël ne serait plus l’alpha et l’oméga de la politique américaine au Moyen-Orient, mais un maillon important dans une chaîne plus large, où d’autres acteurs – Inde, Japon, Arabie Saoudite – compteraient davantage pour l’ordre mondial de demain.
Du mythe du contrôle à la recomposition des priorités
Les pressions du Sud global, les fractures avec les Européens, la montée en puissance de la Chine et la mutation de l’opinion américaine dessinent un futur où Israël pourrait être moins central. Il resterait un partenaire utile, mais son rôle de pivot pourrait s’effriter au profit d’un rééquilibrage stratégique global.
La véritable question n’est donc pas de savoir si l’AIPAC contrôle Washington, mais de mesurer combien de temps Israël conservera encore cette place de pierre angulaire. L’alternative est claire : d’allié inconditionnel, il pourrait devenir un levier parmi d’autres dans un ordre mondial en recomposition.












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