Par Rachid Boufous
La géographie, généreuse et stratégique, n’a pas suffi à conjurer l’enclavement : des montagnes rugueuses aux plaines fertiles de Berkane, des rivages de Saïdia aux confins de Figuig, tout ici raconte la promesse d’un avenir qui tarde à se réaliser. Cette promesse se lit dans la terre, dans les visages, dans les routes à moitié tracées, mais aussi dans la mémoire d’un peuple qui, depuis trop longtemps, attend son heure.
Les chiffres sont sans appel. L’Oriental compte environ 2,3 millions d’habitants, soit 6 % de la population marocaine, mais ne génère que 5 % du PIB national. Le chômage y atteint 18 % en moyenne, bien au-dessus de la moyenne nationale de 12,7 %, et il grimpe à plus de 40 % chez les jeunes diplômés urbains. À Jerada, ancienne capitale minière, ce taux dépasse même 45 %.
Les cafés d’Oujda sont devenus des salles d’attente pour des cohortes d’ingénieurs, de juristes, de licenciés en sciences humaines, condamnés à observer le temps filer sans perspective d’emploi. Chaque année, l’Université Mohammed Ier délivre près de 6 000 diplômes, mais l’économie locale n’a jamais pu absorber qu’une fraction de ces jeunes. L’exode est alors devenu une solution, parfois la seule.
En 2022, plus de 20 000 tentatives de migration irrégulière ont été recensées au départ des côtes de Nador et de Driouch. Derrière ces chiffres, ce sont des familles entières qui investissent dans un billet de fortune vers l’inconnu, préférant le risque de la mer à la certitude de la stagnation.
La pauvreté, elle aussi, s’impose dans le quotidien. En 2014, le taux de pauvreté monétaire atteignait 14 % dans la région. En 2022, il a reculé à 10 %, mais reste largement supérieur à la moyenne nationale de 7,2 %. La vulnérabilité sociale dépasse encore 20 %, et grimpe à un quart de la population dans des provinces enclavées comme Figuig.
Là-bas, près d’un habitant sur quatre vit en situation de pauvreté multidimensionnelle. La célèbre palmeraie de Figuig, qui comptait plus de 400.000 palmiers-dattiers dans les années 1970, en a perdu un tiers à cause de la sécheresse, de l’ensablement et des maladies.
La production, autrefois de 30.000 tonnes par an, plafonne aujourd’hui à moins de 10.000 tonnes. Les khettaras, ces canaux d’irrigation souterrains qui avaient fait la richesse de l’oasis, s’assèchent inexorablement. Les paysans, collectivement, affrontent la double peine : d’un côté, un climat de plus en plus rude, de l’autre, l’absence de mécanismes publics suffisamment puissants pour sauver un patrimoine qui est à la fois agricole, culturel et historique.
À Jerada, l’histoire est celle d’un effondrement collectif. Dans les années 1990, la fermeture des mines de charbon, qui employaient plus de 9.000 ouvriers, a laissé derrière elle un vide béant. Les plans de reconversion annoncés à grands renforts de discours n’ont jamais vraiment pris corps. Les usines promises ne se sont pas implantées, les programmes d’insertion se sont dissous dans la bureaucratie.
Plus de 30 % des ménages vivent aujourd’hui principalement grâce aux transferts de la diaspora. Jerada est devenue une ville où l’on survit plus qu’on ne vit, où les jeunes redescendent parfois dans des « puits clandestins » pour gratter quelques quintaux de charbon, au risque de leur vie.
Ce n’est plus seulement une tragédie individuelle : c’est le symbole d’une société laissée au bord du chemin, où l’on a su fermer mais pas reconstruire.
La santé publique, censée être un droit universel, devient ici un luxe. L’hôpital Al Farabi d’Oujda, conçu pour 700 lits, en accueille régulièrement plus de 1.200. Le ratio est dramatique : un lit pour 1.800 habitants, contre un pour 1.100 au niveau national et un pour 600 dans les régions les mieux dotées.
Dans la province de Jerada, on ne compte qu’un lit pour 3.500 habitants. La région entière ne dispose que d’une dizaine de cardiologues et de cinq oncologues pour plus de deux millions de personnes. Le collectif des patients vit ainsi une double angoisse : celle de la maladie et celle de la distance.
Une crise cardiaque, un cancer, une grossesse compliquée deviennent des épreuves géographiques, où l’on mesure en kilomètres les chances de survie. Les médecins, eux, partagent un autre calvaire : celui d’être trop peu nombreux, débordés, contraints de choisir dans l’urgence.
La pandémie de Covid-19 a encore accentué cette fracture : à Oujda, le service de réanimation a été saturé en quelques jours, et des malades ont dû être envoyés à plus de 400 kilomètres, jusqu’à Rabat ou Casablanca.
L’exode médical des jeunes praticiens, qui préfèrent s’installer dans les grandes métropoles ou à l’étranger, aggrave encore la situation. Chaque départ est une plaie de plus, un maillon en moins dans une chaîne déjà fragile.
À l’école, les chiffres frappent avec la même sévérité. Plus de 30 % des adultes sont analphabètes, et 45 % des femmes rurales ne savent ni lire ni écrire. À peine 10 % des enfants de l’Oriental accèdent au préscolaire, contre plus de la moitié au niveau national.
L’abandon scolaire touche 15 % des collégiens, particulièrement dans les zones enclavées. Dans le rural, une fille sur deux quitte l’école avant 15 ans. Les enseignants, collectivement, vivent le paradoxe d’être en première ligne pour changer la donne mais de manquer de moyens, d’encadrement, parfois même de salles de classe.
Les écoles deviennent des espaces de survie, où un seul maître assure plusieurs niveaux, où les cahiers remplacent les rêves. Et pour les rares qui parviennent à décrocher un diplôme, la sanction tombe aussitôt : près de 40 % des diplômés du supérieur sont sans emploi. L’école, censée être un tremplin, devient un couloir sans sortie.
Les universités, elles aussi, produisent chaque année des milliers de diplômés qui peinent à trouver leur place. Beaucoup se tournent vers l’émigration : la fuite des cerveaux est une réalité palpable. Dans certains départements de l’Université Mohammed Ier, les enseignants estiment que près d’un étudiant sur deux part à l’étranger après ses études, parfois même sans retour. Ce départ massif appauvrit encore une région déjà fragile.
Pourtant, l’Oriental n’est pas sans richesses. Les plaines de Berkane produisent plus de 400.000 tonnes d’agrumes par an, dont une grande partie est exportée vers l’Europe. La côte méditerranéenne s’étend sur 200 km, avec des plages parmi les plus belles du pays.
La diaspora, estimée à 1,5 million de personnes, envoie chaque année plus de 8 milliards de dirhams, soit davantage que le budget régional. Et des projets structurants existent : Nador West Med, port en eau profonde conçu pour concurrencer Tanger Med et censé créer 100.000 emplois directs et indirects ; Saïdia, station balnéaire pensée comme la « perle bleue » du tourisme marocain ; Marchica, lagune réaménagée de Nador, qui a englouti plus de 12 milliards de dirhams d’investissements publics.
Mais ces projets peinent à transformer la vie. Saïdia devait accueillir un million de touristes par an. Elle en attire moins de 400.000, avec un taux d’occupation qui ne dépasse pas 30 %.
Dès la fin de l’été, la station se vide, les hôtels ferment, les emplois disparaissent. Les commerçants, artisans, restaurateurs subissent la saisonnalité comme une malédiction. Collectivement, ils racontent la même lassitude : celle d’avoir cru aux promesses d’un tourisme permanent et de se retrouver chaque automne devant des volets clos.
Marchica, malgré ses marinas et ses résidences flambant neuves, reste une vitrine inachevée. Dix ans après son lancement, les commerces peinent à s’installer et la lagune vit davantage dans les brochures que dans la réalité. Là encore, ce sont les habitants qui témoignent : les investisseurs attendent, les locaux espèrent, mais le souffle vital d’une ville reste absent.
Le tourisme, pensé comme moteur économique, est devenu une mécanique grippée. La région dispose pourtant d’atouts immenses : un littoral unique, des sites naturels comme le cap des Trois Fourches ou les monts de Beni-Snassen, des traditions culturelles fortes. Mais faute de stratégie intégrée, ces trésors restent sous-exploités, et les retombées économiques locales restent dérisoires.
Ce paradoxe est insoutenable. Une terre fertile, une jeunesse instruite, une ouverture sur l’Europe et l’Afrique, et pourtant un chômage massif, une pauvreté persistante, un exode continu. La fermeture de la frontière avec l’Algérie a scellé l’isolement de la région. Autrefois, Oujda vivait du commerce transfrontalier.
Aujourd’hui, elle survit amputée de ce poumon économique. Les commerçants de la ville, pris collectivement, décrivent une lente agonie : moins de clients, moins d’échanges, moins de perspectives. Les grandes infrastructures, même lorsqu’elles existent, n’ont pas encore créé les emplois attendus.
La migration, dans ce contexte, devient un horizon collectif. Les jeunes de Nador, Berkane ou Oujda parlent souvent de « traversée » comme d’une fatalité. Les réseaux de passeurs prospèrent sur ce désespoir. Chaque semaine, des embarcations quittent les côtes, emportant leur lot d’espoirs et de drames.
Le rêve de l’Europe s’inscrit dans les conversations comme une certitude. Les familles, souvent, participent financièrement à ce départ, préférant investir leurs économies dans une tentative de passage plutôt que dans un avenir incertain sur place. La diaspora, elle, vit cette fracture dans sa chair : elle envoie chaque année des milliards de dirhams, finance des maisons, des écoles, mais voit ses villages se vider, ses racines s’effacer.
L’exil est devenu une stratégie collective de survie, une soupape économique, mais aussi une blessure identitaire.
Ce qui est en jeu ici, ce n’est pas la compassion, mais la justice. L’Oriental ne demande pas la charité. Ses habitants réclament une dignité égale à celle des autres régions. Ils veulent que leurs richesses servent d’abord à leurs enfants. Ils ne veulent plus être condamnés à risquer leur vie sur une barque pour espérer un avenir ailleurs. Ils veulent que leurs villages ne dépendent plus uniquement des transferts estivaux de la diaspora pour survivre. Les collectifs de jeunes, de paysans, d’enseignants, de médecins, d’artisans expriment tous la même revendication : celle de ne plus être oubliés.
Il est encore temps de transformer cette « terre de désespoir » en terre d’espérance. Trois hôpitaux provinciaux modernes changeraient le quotidien de centaines de milliers de familles.
Un préscolaire généralisé et des internats pour filles rurales inverseraient la spirale de l’abandon scolaire. Une stratégie touristique ancrée dans Saïdia et Marchica, mais connectée à l’arrière-pays – Berkane, Oujda, Jerada, Figuig – redonnerait souffle à l’économie locale.
La réhabilitation de Jerada, la préservation de la palmeraie de Figuig, la montée en gamme de l’agriculture et l’intégration logistique avec Nador West Med offriraient des alternatives crédibles.
Le jour où un jeune d’Oujda trouvera un emploi digne sans songer à fuir, le jour où une fille de Figuig poursuivra ses études sans craindre de devoir abandonner, le jour où une famille de Jerada sera soignée sans traverser le pays, le jour où Saïdia vivra toute l’année et où Marchica deviendra une ville animée, ce jour-là, l’Oriental cessera d’être une cicatrice.
Il deviendra le symbole éclatant d’un Maroc réconcilié avec lui-même, d’un pays qui n’abandonne aucune de ses terres et n’oublie aucun de ses enfants.
Rachid Boufous












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