La technologie progresse à pas de géant. Mais à quel prix pour la démocratie ?
C’est la question centrale que pose l’essai choc de Laurent Alexandre, médecin et entrepreneur technophile, et Jean-François Copé, homme politique français, dans leur ouvrage à deux voix. Ce livre n’est ni un simple plaidoyer technocritique, ni une utopie transhumaniste, mais un véritable cri d’alarme sur les risques civilisationnels d’une IA galopante, hors de tout contrôle démocratique.
Une révolution d’un nouveau type
De fait, depuis le XVIIIe siècle, les grandes révolutions industrielles ont transformé l’économie, le travail, les villes. Mais avec l’irruption conjointe des NBIC (Nanotechnologies, Biotechnologies, Informatique, Cognitique), un basculement inédit s’opère : ce n’est plus seulement la société qui change, c’est l’être humain lui-même.
Autrement dit, la promesse technologique de l’intelligence artificielle (IA) n’est plus seulement de nous aider, mais de nous transformer : lecture de l’ADN, bébé sur-mesure, fusion homme-machine, plasticité cérébrale assistée par implants. C’est la fin programmée de l’humanité biologique classique, au profit d’un Homo Deus augmenté, reprogrammable et potentiellement immortel. À ce titre, l’IA n’est pas seulement une innovation de rupture, c’est une rupture anthropologique majeure.
L’émergence d’un monde post-politique
Or, ce bouleversement technologique, soulignent Alexandre et Copé, se produit dans un contexte d’effritement des institutions démocratiques. Les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) et leurs homologues chinois BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi) concentrent entre leurs mains un pouvoir informationnel, cognitif et algorithmique inégalé. L’économie de la donnée, dopée à l’IA, rend ces plateformes omniscientes et omniprésentes.
En parallèle, ces géants échappent à toute régulation étatique : ils agissent comme des entités quasi-souveraines, dotées de leurs propres lois, monnaies, armées numériques et systèmes de censure. Pendant ce temps, les États-nations sont désarmés, minés par le populisme, l’endettement, et l’incapacité à comprendre la complexité technique du monde nouveau. La démocratie libérale, fondée sur la lente délibération, se heurte à la vitesse fulgurante de l’innovation.
Un coup d’État technologique invisible
Dans cette perspective, ce que décrit Laurent Alexandre n’a rien d’un scénario de science-fiction : c’est une réalité déjà en cours. L’IA est une force politique silencieuse. Elle manipule nos comportements via les plateformes, remodèle nos désirs, influence nos votes, et affaiblit notre libre arbitre. Elle participe d’un « coup d’État invisible », où les lois du code supplantent celles des Parlements.
Plus encore, elle impose des choix moraux sans débat démocratique. Une voiture autonome devra-t-elle sacrifier un piéton âgé pour sauver deux enfants ? Ce type de dilemmes, autrefois réservés aux philosophes, se retrouvent intégrés dans les lignes de code. Et ce, sans consentement populaire.
Vers un nouvel ordre biopolitique
Dans cette logique, l’un des fils rouges du livre est la montée en puissance du transhumanisme. Aux yeux de ses partisans, il ne s’agit plus de guérir, mais d’augmenter. Le cerveau devient un espace modifiable, l’ADN une matière première, la mort un bug à corriger. Cette idéologie, portée par les milliardaires de la tech californienne, se veut optimiste : elle promet la fin de la souffrance, une jeunesse prolongée, une intelligence démultipliée.
Cependant, les auteurs alertent : cette logique d’augmentation pourrait creuser des inégalités vertigineuses. Entre les enfants « augmentés » par sélection génétique et les enfants « naturels » nés au hasard, c’est une guerre cognitive qui se profile. À moyen terme, certains pays pourraient interdire l’immigration de personnes « non augmentées ». À long terme, c’est le concept même d’égalité des droits qui vacille.
L’Europe absente du jeu
Sur le plan géopolitique, l’Europe est la grande absente de cette bataille. Selon Alexandre et Copé, le vieux continent a abdiqué toute ambition. Obsédée par la régulation et la précaution, l’UE s’est laissée marginaliser par les États-Unis, qui ont délégué leur puissance aux GAFA, et la Chine, qui fait de l’IA un outil de surveillance totale. Pendant ce temps, les Européens parlent d’éthique, mais achètent des serveurs Amazon pour leurs ministères.
Ce retard, notent-ils, n’est pas tant technique que culturel. L’Europe n’a pas compris que le pouvoir, aujourd’hui, se joue sur le terrain numérique. Elle continue de penser selon des logiques du XXe siècle dans un monde où les rapports de force se recomposent autour des algorithmes, des big data, et de la guerre cognitive. Le cyberespace est devenu le nouveau théâtre des affrontements, et l’Europe y est nue.
Une démocratie en sursis
En définitive, la grande thèse du livre est implacable : l’IA sape les fondements de la démocratie libérale. Non pas à cause de sa puissance, mais à cause de sa bêtise. Une IA n’a pas de bon sens, mais elle impose un monde « IA-compatible », où seuls les hyper-compétents peuvent réguler, comprendre, et gérer les systèmes complexes. Cela revient à instaurer une nouvelle aristocratie cognitive, dont le citoyen ordinaire est exclu.
Ainsi, le risque est celui d’une dérive vers un régime censitaire numérique : seuls les experts technos auraient la parole légitime. Les politiciens classiques deviennent alors des figurants ou des relais impuissants, dépassés par la complexité. C’est le triomphe des technocrates augmentés, des start-up nations gouvernées par des algorithmes opaques. Une démocratie de façade, pilotée par les seigneurs de la donnée.
Quelle riposte ?
Face à cette lame de fond, les deux auteurs ne prônent ni la panique technophobe ni la résignation. Bien au contraire, ils appellent à un réveil urgent. Il faut, disent-ils, former une élite politique capable de comprendre la révolution en cours, réformer les systèmes éducatifs pour préparer les jeunes à l’ère de l’IA, investir massivement dans les technologies souveraines, repenser le droit pour encadrer les géants du numérique. Et surtout, ouvrir un débat citoyen sur ce que nous voulons devenir.
Faut-il renoncer à notre corps biologique ? Accepter la sélection génétique des bébés ? Se fondre dans des intelligences numériques immortelles ? La démocratie ne pourra survivre que si ces choix fondamentaux sont débattus, et non imposés par une poignée d’ingénieurs californiens ou de technocrates chinois.
Un sursaut ou un effacement
En somme, l’intelligence artificielle va-t-elle tuer la démocratie ? demandent Alexandre et Copé. La réponse dépend de notre capacité collective à ne pas laisser l’IA devenir une fin en soi. Elle n’est qu’un outil. Mais si nous la laissons façonner nos vies sans garde-fous, sans régulation, sans débat, alors oui : elle pourrait bien être l’arme la plus douce, la plus silencieuse et la plus redoutable de la fin des sociétés libres.