Par Adnane Benchakroun, un faux un philosophe marocain qui n’oppose jamais la foi à la raison
« À quoi sert la philosophie ? À être plus vivants, plus intensément vivants. Ce n’est pas nécessairement de tout repos, mais c’est une belle fatigue que celle de questionner inlassablement le mystère même du monde, et celui de notre existence. »
Il y a dans cette phrase une vérité brûlante, une flamme qui ne s’éteint pas. Elle évoque un effort qui n’épuise pas, mais élève. Une fatigue qui n’écrase pas, mais qui éclaire. Une quête qui, loin d’angoisser, vivifie. Oui, philosopher, c’est vivre plus intensément et non vivre davantage. C’est élargir l’espace intérieur, pas seulement allonger la durée de vie. C’est se rendre présent à soi-même et au monde dans une conscience plus ample, plus lucide, plus habitée.
Mais alors, pourquoi cette quête fait-elle peur à tant d’esprits ? Pourquoi, souvent dans nos sociétés musulmanes, la philosophie est-elle regardée avec méfiance, comme si elle menaçait la foi, comme si penser librement c’était déjà douter de Dieu ? En tant que philosophe marocain, je voudrais humblement dire ici que cette opposition est non seulement fausse, mais qu’elle est profondément stérile. Je voudrais même affirmer que la foi véritable a besoin de la raison pour grandir, et que la raison véritable a besoin de la foi pour ne pas sombrer dans le vide.
L’islam commence par un mot : Iqra’ — « Lis ». Ce n’est pas un appel à obéir, mais à comprendre. À interroger. À apprendre. À lire le monde comme un livre, chaque être comme un signe, chaque instant comme un appel. Or, qu’est-ce que philosopher, sinon cela même ? Lire le monde, questionner ce qu’il semble dire, aller au-delà des évidences.
Penser, ce n’est pas nier Dieu. C’est au contraire Lui rendre hommage par l’usage de ce qu’Il nous a donné : la raison, le cœur, la parole. Le Coran lui-même n’est pas un manuel de réponses toutes faites : il est un texte qui questionne, interpelle, provoque. On y trouve des appels constants à la réflexion : « Ne méditent-ils donc pas ? », « Ne comprennent-ils pas ? », « N’ont-ils pas de cœur pour réfléchir ? ».
La philosophie ne remplace pas la foi. Elle l’approfondit. Elle la libère des superstitions. Elle l’arrache aux habitudes mortes. Elle la vivifie. Elle nous rend responsables de ce que nous croyons.
Philosopher, c’est se fatiguer — mais d’une belle fatigue. C’est refuser la paresse de l’évidence. C’est rester en alerte devant les mots trop faciles. C’est interroger ce qui semble aller de soi, pour mieux saisir ce qui ne va pas de soi.
Or cette fatigue ressemble étrangement à celle du croyant sincère. Car croire n’est pas se reposer dans la certitude. Croire, c’est aussi traverser le doute, l’épreuve, la nuit obscure. C’est s’abandonner à un mystère sans se dérober à la quête de sens. Le croyant n’est pas celui qui a cessé de chercher, mais celui qui continue de chercher avec Dieu, et non contre Lui.
Il y a une philosophie de la foi, comme il y a une foi du philosophe. Et les deux, loin de se contredire, se complètent dans l’âme humaine. Elles se donnent la main dans le grand effort d’habiter le mystère de l’existence.
La philosophie ne sert à rien, dira-t-on, si l’on veut dire par là qu’elle ne produit ni richesse matérielle, ni technologie, ni confort. Elle est inutile dans un monde où l’utile est devenu le seul critère de valeur. Mais précisément : c’est parce qu’elle est inutile qu’elle est vitale. Comme l’amour. Comme la prière. Comme la poésie.
Philosopher, c’est refuser la vie distraite. C’est oser s’arrêter. S’asseoir. Penser. Contempler. Ce n’est pas fuir le monde, mais s’y tenir avec une présence plus dense. C’est faire de chaque moment une occasion de sens. C’est refuser la vie automatique, la vie en pilotage inconscient. Et cela rejoint l’intuition religieuse la plus profonde : celle de l’éveil.
Un croyant distrait n’est pas un vrai croyant. Il répète des gestes, mais n’y met pas son âme. Un philosophe distrait n’est pas un vrai philosophe. Il joue avec des concepts, mais ne s’y engage pas. La foi et la pensée exigent une même intensité de présence. Une même vigilance. Un même courage d’être là, dans l’instant, face au mystère.
Certains opposent la foi et la raison en croyant que la foi se contente du mystère, tandis que la raison veut l’abolir. Mais c’est mal comprendre l’une et l’autre. Le mystère n’est pas un mur devant lequel la foi s’arrête. Il est un abîme que la foi traverse. Et la raison, loin de vouloir l’annuler, l’approche avec humilité.
Il ne s’agit pas de tout expliquer, mais de mieux comprendre ce qui résiste à l’explication. Il ne s’agit pas de réduire le monde à des lois, mais d’ouvrir ces lois à la lumière du sens. L’univers n’est pas un problème à résoudre, mais une énigme à habiter. La philosophie ne détruit pas le mystère : elle l’approche comme on approche un feu — avec respect, avec gravité, avec émerveillement.
Et cette attitude est profondément spirituelle. Elle est un acte de foi. Foi en la valeur du questionnement. Foi en la dignité de l’homme capable de sens. Foi en la possibilité de vivre avec le mystère, non contre lui.
Le monde musulman a produit, dans ses siècles les plus féconds, une tradition philosophique immense. Al-Fârâbî, Avicenne, Averroès, al-Ghazâlî, Miskawayh… Ces penseurs n’étaient pas des ennemis de la foi, mais des artisans du sens. Ils ont su conjuguer la rigueur rationnelle avec la profondeur spirituelle.
Ils ont lu Aristote, Plotin, les stoïciens, sans renier le Coran. Ils ont dialogué avec les Grecs, sans trahir leur foi. Ils ont compris que la lumière n’a pas de frontière. Que la vérité n’est pas occidentale ou orientale, mais humaine. Universelle. Et que Dieu ne craint pas les questions sincères : Il les inspire.
Aujourd’hui encore, notre monde arabe et musulman a besoin de retrouver cette tradition vivante. Non pas pour revenir à un âge d’or mythifié, mais pour relancer un élan. Un souffle. Une manière d’être au monde à la fois lucide et confiante.
Ma devise : Penser avec foi, croire avec intelligence
Il est temps de sortir du faux dilemme entre foi et raison. Il est temps de dire, haut et fort, que penser est un acte de foi. Que croire est un acte de pensée. Que la philosophie ne détruit pas la religion, mais l’ouvre à sa profondeur. Et que la religion, quand elle n’interdit pas de penser, élève la pensée vers la source du sens.
Philosopher, c’est vivre plus intensément. Et croire, c’est vivre plus pleinement. Les deux ne sont pas ennemis. Elles sont les deux ailes de l’âme humaine. Sans elles, nous marchons à cloche-pied dans le mystère du monde.
Alors oui, philosophons ! Croyons ! Réfléchissons ! Prions ! Interrogeons ! Chérissons cette belle fatigue de l’esprit qui cherche, et du cœur qui espère.
C’est ainsi que l’on devient plus vivant. Intensément vivant. Humainement vivant. Divinement vivant.












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