Le Maroc des indicateurs est sûr de lui.
Et puis, il y a le Maroc des vécus. Celui qui se lève tôt, qui compte les pièces sur le comptoir, qui prend le bus à six heures du matin, qui fait la queue à l’hôpital, qui attend un papier à la commune, qui espère un logement, une bourse, un emploi, un signe. Ce Maroc-là n’a pas de chiffres à brandir, mais il a des mots simples : fatigue, dignité, injustice, espoir.
C’est un Maroc sans micro, sans caméra, mais avec une vérité nue, sans vernis. Il ne comprend plus les discours des élites, car ils lui semblent venir d’un autre monde. Quand on lui parle d’inflation contenue, il regarde le prix de la sardine. Quand on lui parle de croissance maîtrisée, il voit la dette s’allonger. Quand on lui parle de stabilité, il ressent l’immobilité.
Le problème n’est pas que l’un ait raison et l’autre tort.
Cette rupture est dangereuse, car elle nourrit une colère muette, une frustration diffuse, une impression d’abandon. Le Maroc des vécus regarde celui des indicateurs comme on regarde un mirage : une image belle, mais inaccessible. Il n’envie pas ce monde ; il ne s’y reconnaît pas. Il ne réclame pas de luxe, seulement de la justice, de l’écoute, de la dignité. Et c’est là que la crise devient morale. Ce n’est plus seulement une question de pouvoir d’achat, mais de reconnaissance. Ce peuple ne demande pas qu’on lui donne, mais qu’on le voie.
Ce divorce entre les deux Maroc n’est pas une fatalité.
La crise actuelle, ce sentiment d’incompréhension générale, n’est pas le fruit du hasard. C’est le retour du refoulé social. Les jeunes qui manifestent ne contestent pas seulement une politique ; ils expriment une fracture psychologique, un besoin d’appartenance. Ils disent : “Nous sommes là, mais personne ne nous voit.” Et quand un peuple a le sentiment d’être invisible, il devient imprévisible. Ce n’est pas la misère qui met le feu, c’est le mépris. Ce n’est pas la pauvreté qui révolte, c’est l’injustice du regard.
Le Maroc a besoin d’un nouveau contrat moral, pas seulement d’un contrat social.
Entre le Maroc des indicateurs et celui des vécus, il faut bâtir des ponts. Ces ponts existent déjà, dans l’ombre : ils s’appellent Saïd l’épicier, l’instituteur du village, la femme du souk, le jeune bénévole d’une association, le médecin du dispensaire, le chauffeur de taxi qui fait crédit. Ce sont eux les médiateurs de la nation. C’est par eux que le dialogue peut reprendre. Mais pour cela, il faut les écouter, les considérer comme des acteurs à part entière de la reconstruction morale du pays.
La crise que nous traversons ne se réglera ni par la répression, ni par le marketing, ni par la rhétorique.
Le Maroc ne manque pas de ressources, mais de reconnaissance. Il ne manque pas de projets, mais de sens. Il ne manque pas de jeunes, mais d’écoute. Ce n’est pas un effondrement économique que nous vivons, mais une fatigue morale. Et comme toute fatigue, elle ne se soigne pas par des chiffres, mais par de l’attention, de la justice, de la chaleur humaine.
Il est temps de réconcilier les deux Maroc. Non pas en gommant leurs différences, mais en les faisant dialoguer. Le Maroc des indicateurs doit descendre dans la rue, respirer l’air du Maroc des vécus. Et le Maroc des vécus doit croire que le progrès ne lui est pas étranger, qu’il peut en être le moteur. Ce jour-là, le pays retrouvera sa cohérence.
Car un Maroc divisé entre ce qu’il dit et ce qu’il vit ne peut pas durer. Et ce qui sauvera la nation, ce ne sera pas un plan de relance ni une réforme fiscale, mais une parole vraie, un geste d’humilité, une main tendue. Le reste n’est qu’arithmétique.
PAR RACHID BOUFOUS












L'accueil




Le Cirque parlementaire












