Par Jillali El Adnani
Le rythme des articles sur les frontières montre un décalage entre les vérités d’archives françaises et les récits d’universitaires, de généraux et de juristes mobilisés lors des grandes batailles du journal. Celui-ci s’est mué en base de données d’une fabrique du séparatisme, privilégiant la science politique et l’anthropologie comme «cheval de Troie» pour contester les fondements historiques de la souveraineté marocaine.
Un paradoxe français: organe d’une gauche coloniale
Ce discours a servi de paravent à un projet porté depuis Alger et Tripoli: recréer l’OCRS (Organisation commune des régions sahariennes). Thierry Pfister note qu’à la veille de la déroute de la gauche après mai 68, Le Monde a «rapatrié le suivi des groupes gauchistes (…) au service politique», officialisant le déplacement du débat hors du seul parlement. Mais sur le Sahara et les frontières, le journal mobilisa surtout trois profils:
— Roger Le Tourneau, historien du Maroc et du Maghreb, minorant la dimension saharienne
— Le général Catroux, administrateur des confins algéro-marocains et mauritaniens au nom du Maroc
— Henri Marchat, juriste, ministre plénipotentiaire
Le schéma colonial reposait sur une idée efficace: faire du Sahara un terra nullius livré au désordre avant la «civilisation». Le Monde a colporté cette image pour contrer les revendications historiques marocaines. Entre 1957 et 1958, il orchestrait un baroud d’honneur en mobilisant trois «experts» dont l’objectif était de justifier la survie de l’OCRS.
Quand Le Monde mobilise les universitaires: le cas Roger Le Tourneau
Les documents diplomatiques et militaires déclassifiés confirment la continuité de l’autorité marocaine sur le Sahara. Or, les articles du journal ont souvent nié ou minimisé ces réalités, en véhiculant l’image d’un «Maroc expansionniste».
Qu’il s’agisse de Roger Le Tourneau, du général Georges Catroux ou du juriste Henri Marchat, tous ont contribué, chacun dans son registre, à une rhétorique coloniale convergente: trois profils différents, mais un seul discours, celui d’affaiblir les droits historiques du Maroc.
Le lieu d’où l’on parle compte. Libéré en 1944, Le Tourneau passe par le Maroc, rejoint le CHEAM sous l’égide de Robert Montagne (le chef du renseignement de la guerre du Rif), puis l’Université d’Aix-en-Provence, dépositaire d’archives algériennes, maghrébines et africaines contredisant ses thèses. Plutôt que d’affronter ces sources à portée de main, il multiplie les conférences (Princeton, dès 1958).
Le 26 février 1957, dans Le Monde, il affirme: «Les arguments invoqués par certains Marocains à l’appui de leur impérialisme n’ont pas de consistance historique», épousant de fait le projet de l’OCRS. Il insiste sur la découverte de gisements miniers par la France, la participation «sans difficulté» des populations aux élections algériennes, et l’absence d’attachement spontané au trône chérifien.
Les archives déclassifiées démontrent pourtant que la France a réemployé des structures makhzéniennes remontant au XVIIe siècle. Le Tourneau admettra une «marocanité intermittente» du Sahara, tout en penchant pour l’annexion des confins au profit de l’Algérie et de l’OCRS.
Georges Catroux: le double langage d’un général
Le 7 mars 1957, dans Le Monde, il écrit: «Les arguments de droit tirés d’un passé historique qu’invoque Si Allal El Fassi (…) ont été réfutés (…) par le professeur Roger Le Tourneau. Il ressort de cette étude qu’à aucune époque l’aire saharienne située au sud de l’oued Drâa et moins encore la Mauritanie n’ont été des provinces marocaines administrées par des représentants des sultans…»
Cette déclaration est paradoxale puisque les archives militaires montrent que le commandement des confins, créé en 1930, est rattaché au Maroc; en 1934, il passe sous la direction du commandement supérieur des troupes au Maroc; l’article 4 du règlement dispose que la région au-delà du 25ème parallèle est mise à sa disposition.
Le capitaine Dupas notait: «Comme en 1930, le Commandement des confins est rattaché au Maroc.» À l’indépendance (1956), Tindouf relève d’Agadir; Bir-Moghrein et Ayn Ben Telli dépendent du génie militaire français au Maroc.
Mais comme à l’accoutumée, la non-marocanité de Tindouf est une tentative d’étouffer le témoignage du général Quennard qui rappelait dans une dépêche envoyée au Gouverneur général de l’Algérie:
«A. Situation politique. L’emprise marocaine y est totale, et tout se passe à Tindouf comme si la Saoura avait été annexée par le Maroc. - Existence (à Tindouf) d’une annexe de Bureau de la poste chérifienne, les cachets de la poste portant Tindouf-Maroc et les lettres ne pouvant être affranchies qu’avec des timbres marocains. - Ravitaillement en provenance du Maroc et rations alimentaires marocaines - La monnaie algérienne n’a, en fait, pas cours ; etc. … B. La contestation de cet état de choses, les avantages qu’ils (les Marocains) en retirent, et de vieilles traditions qui remontent aux temps des Almoravides et des Ma el Aïnain font que les Reguibat se considèrent comme marocains. Aussi, l’annexe de la Saoura constitue actuellement un trait d’union entre le Maroc et l’AOF.»¹
Le silence sur l’Armée de libération marocaine
Le comble de l’argumentaire développé par ces trois experts réside dans leur silence: aucun n’évoque l’Armée de libération marocaine, pourtant engagée dans la lutte armée pour libérer le Sahara bien avant l’apparition du Polisario. Fidèle à son art de la mise en sourdine depuis 1944, Catroux, lui non plus, n’en dit mot.
Au moment où paraissent ces tribunes dans Le Monde, l’Armée de libération marocaine combat les troupes espagnoles au «Sahara occidental», comme le montre une carte produite par les services de renseignements français. Les groupes armés étaient stationnés jusqu’à Dakhla, Laâyoune et Smara. Cette carte ne trouvera jamais preneur, même après sa déclassification dans les années 1990.
Henri Marchat: du relais colonial au témoin pro-marocain
«Les régions comprises dans cette zone d’influence (…) demeureraient sous l’autorité civile et religieuse du Sultan, et seraient administrées sous le contrôle d’un Khalifa pourvu d’une délégation générale et permanente du Sultan, en vertu de laquelle il exercerait tous les pouvoirs appartenant à celui-ci.»
Pour Marchat, l’échec du Maroc à recouvrer son Sahara en 1956 s’expliquait en partie par l’absence de l’Espagne lors des négociations sur la décolonisation. Le Maroc n’avait jamais signé de traité de Protectorat avec Madrid.
Trois discours et une seule vérité: Le Monde a investi dans la non-marocanité
Dans la même logique, l’opération Écouvillon sert de brouhaha médiatique pour imposer l’image d’un «Maroc envahisseur» tout en faisant passer au second plan le projet séparatiste d’un «Pays Reguibat».
Une dépêche de Jacques Chaban-Delmas au ministre des Affaires étrangères (14 avril 1958), quatre jours après la récupération de Tarfaya par le Maroc, en témoigne:
«Par cette rétrocession le Maroc recouvre la souveraineté d’un territoire (…) Ne sera-t-il pas tenté (…) de créer (…) un “irrédentisme” chez les populations placées sous souveraineté française et espagnole? (…) L’intérêt de la France s’identifie avec celui de l’Espagne (…) Il serait souhaitable (…) d’isoler les tribus Reguibat des influences marocaines» et d’adopter «une attitude commune franco-espagnole».²
Une devise à honorer
En définitive, l’historien, le général et le juriste ont servi, volontairement ou pas, une stratégie éditoriale alignée sur un projet colonial, souvent démenti par les archives militaires et diplomatiques. Avec la reconnaissance en 2024, par la présidence française, de la marocanité du Sahara, il revient désormais au journal Le Monde d’aligner ses récits sur les vérités établies par les archives. Sa devise de 1944, «assurer des informations claires, vraies et complètes», l’y oblige.
(1) Rapport du colonel Quennard, commandant la division d’Aïn-Sefra, Colomb-Béchar, 16 septembre 1946. ANOM, FGGA, 28H/3.
(2) Archives des affaires étrangères, La Courneuve, Maroc 212, 1956-1968.












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