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Le naufrage silencieux du pavillon maritime marocain : anatomie d'un déclin structurel


Rédigé par Hind Ed-dbali le Mercredi 7 Mai 2025

Dans le paysage maritime mondial en perpétuelle mutation, le pavillon marocain traverse une crise existentielle dont l'ampleur contraste singulièrement avec l'essor remarquable des infrastructures portuaires du Royaume. Alors que Tanger Med s'impose comme une plateforme logistique majeure du bassin méditerranéen et que d'ambitieux projets comme Nador West Med ou Dakhla Atlantique se concrétisent, le déclin de la flotte battant pavillon national constitue un paradoxe stratégique qui mérite une analyse approfondie.



La trajectoire descendante d'une flotte jadis prometteuse

L'examen des données historiques révèle une chute vertigineuse du tonnage et du nombre de navires sous pavillon marocain. Cette descente aux enfers s'avère d'autant plus frappante qu'elle contraste avec une période d'expansion significative dans les années 1970-1980. À cette époque florissante, la marine marchande marocaine atteignait en 1989 son apogée avec 73 navires totalisant 388 202 tonneaux de jauge brute et 569 012 tonnes de port en lourd (TPL). Cette flotte, bénéficiant d'un cadre réglementaire protecteur et d'incitations à l'investissement, assurait alors près de 25% du commerce extérieur national.

La désagrégation progressive de cet acquis s'est amorcée dès les années 1990, s'accentuant inexorablement à chaque décennie. La courbe descendante est implacable : 52 navires en 2000, 40 en 2008, 17 en 2014, pour aboutir à la situation critique actuelle de 25 navires enregistrés dont seulement 15 seraient opérationnels selon les données ministérielles les plus récentes. Plus révélateur encore, la part du commerce extérieur assurée par ces navires s'est effondrée à environ 5% des besoins du pays, marquant une dépendance quasi-totale vis-à-vis des flottes étrangères.

Cette régression quantitative s'accompagne d'une dégradation qualitative préoccupante. L'analyse granulaire de la composition de la flotte résiduelle révèle une prédominance de navires vieillissants, particulièrement dans le segment des car-ferries affectés au détroit de Gibraltar, dont l'âge moyen atteint 20 ans – certains opérateurs comme IMTC exploitant même des unités avoisinant les 36 ans. Si le segment des pétroliers présente un profil d'âge plus favorable, l'absence criante de grands porte-conteneurs et de méthaniers, pourtant essentiels à l'économie maritime moderne, souligne le positionnement marginal du pavillon marocain dans les flux commerciaux globalisés.


Les déterminants systémiques d'un effondrement

La compréhension de ce phénomène exige une analyse multifactorielle dépassant les explications conjoncturelles. Le démantèlement progressif du pavillon marocain résulte d'une constellation de facteurs structurels dont l'effet cumulatif a progressivement érodé la compétitivité du registre national.

L'adoption en 2006 de la circulaire "Open Sea", consacrant la libéralisation du transport maritime marocain, représente indéniablement un point d'inflexion décisif. Cette ouverture brutale à la concurrence internationale, sans mécanismes d'accompagnement suffisants pour les armateurs nationaux, a précipité l'effondrement d'acteurs historiques comme la COMANAV. La privatisation de cette dernière en 2007, suivie de son démantèlement progressif, a accéléré l'hémorragie de la flotte nationale. Cette libéralisation asymétrique a exposé les opérateurs locaux aux forces d'un marché mondial dominé par des acteurs bénéficiant d'avantages comparatifs considérables, notamment en matière de coûts d'exploitation.

Le Code de commerce maritime marocain, instauré par le Dahir de 1919, constitue toujours la base légale encadrant les activités maritimes nationales, créant un décalage normatif considérable avec les standards internationaux. Ce texte centenaire, conçu pour une réalité maritime radicalement différente, n'a jamais connu la refonte structurelle qu'exigerait la mondialisation des échanges et l'évolution technologique du secteur. Cette ossification réglementaire se manifeste particulièrement dans les domaines cruciaux de l'hypothèque maritime, de l'enregistrement des navires et des procédures administratives afférentes, générant des inefficiences systémiques qui affaiblissent la compétitivité du pavillon.
La persistance d'un régime fiscal commun appliqué au secteur maritime constitue une anomalie dans un environnement international où la taxe au tonnage s'est imposée comme norme concurrentielle. Contrairement à de nombreux pavillons européens et internationaux compétitifs, le Maroc maintient un taux d’IS élevé, créant une distorsion concurrentielle majeure face aux armateurs étrangers qui n'acquittent souvent qu'une taxe au tonnage minimale dans leur État de pavillon.

Cette pression fiscale se superpose à un système complexe de droits portuaires particulièrement onéreux. L'analyse des barèmes de l'Agence Nationale des Ports révèle une tarification sophistiquée basée sur des paramètres techniques multiples. Les droits d'entrée et de sortie sont calculés selon la formule mathématique : Droits = 0,1869 × VG (pour VG < 100 000 m³), où VG représente le volume du navire déterminé par la multiplication de sa longueur, sa largeur et son tirant d'eau. Ce système se complexifie davantage avec des pénalités temporelles : au-delà de 72 heures de stationnement, un droit supplémentaire de 422,23 € par heure est appliqué, pénalisant significativement les opérations à rotation lente.
Face à cette situation critique, la Direction des Études et des Prévisions Financières (DEPF) préconise désormais l'abandon radical de l'impôt sur les sociétés au profit d'un régime fiscal basé exclusivement sur le tonnage des navires. Cette proposition s'inspire directement des modèles européens qui ont démontré leur efficacité pour maintenir des flottes significatives sous pavillon national. Selon la DEPF, cette transformation fiscale permettrait :
D'assurer une prévisibilité accrue des charges fiscales pour les armateurs, favorisant la planification d'investissements à long terme
De restaurer l'attractivité du pavillon marocain pour les navires actuellement immatriculés sous pavillons étrangers
D'harmoniser le cadre fiscal marocain avec les standards internationaux dominants
De créer un avantage comparatif dans la compétition régionale pour l'attraction des flottes commerciales

L'analyse comparative des charges sociales et des conditions d'emploi révèle un différentiel de compétitivité significatif. Les navires sous pavillon marocain supportent des coûts d'équipage supérieurs de 20 à 30% aux standards internationaux, résultant de plusieurs facteurs cumulatifs : des effectifs excédant de 25% les normes internationales, un régime de congés plus généreux (12 jours pour les officiers, 15 pour les marins), et des charges sociales substantielles. Paradoxalement, si les rémunérations des officiers marocains se situent dans la moyenne internationale, voire en-deçà, le coût global de l'emploi maritime national demeure prohibitif face à la concurrence des pavillons de complaisance employant des équipages philippins ou indiens à moindre coût.

Cette rigidité du cadre social, combinée à l'absence de conventions collectives modernisées, contraste avec la flexibilité offerte par les pavillons de libre immatriculation, créant une incitation structurelle au "flagging out" – la réimmatriculation des navires sous des pavillons plus accommodants comme le Panama, le Liberia ou les Îles Marshall.

Le développement d'une flotte marchande nécessite des capacités d'investissement considérables que le système bancaire marocain peine à satisfaire. L'acquisition de navires, qu'ils soient neufs ou d'occasion récente, représente un engagement financier majeur (plusieurs dizaines de millions de dollars pour un porte-conteneurs moyen) souvent hors de portée des PME du secteur sans mécanismes de garantie adaptés. Cette contrainte financière limite drastiquement le renouvellement de la flotte et favorise le maintien en service de navires vieillissants, perpétuant un cercle vicieux de dépréciation qualitative.

Cette érosion du pavillon national transcende la simple dimension économique pour affecter la souveraineté stratégique du Royaume. La dépendance quasi-totale envers des navires étrangers pour l'acheminement des flux commerciaux expose le Maroc à une vulnérabilité multidimensionnelle dans un contexte géopolitique incertain.
Au plan économique, la captation des recettes de fret par des armateurs étrangers constitue une fuite de valeur considérable, estimée à plusieurs milliards de dollars annuellement. Cette évasion de capital s'accompagne d'une fragilisation des services maritimes connexes nationaux (assurance, expertise juridique, financement spécialisé) qui périclitent faute d'un écosystème maritime dynamique.

Sur le front social, la contraction du pavillon national a drastiquement réduit les opportunités d'embarquement pour les officiers et marins marocains formés aux standards internationaux par des institutions comme l'ISEM (Institut Supérieur d'Études Maritimes). Cette situation paradoxale, où le Maroc continue de former des compétences maritimes de haute qualité sans pouvoir les absorber, alimente une "fuite des cerveaux" maritime qui appauvrit le capital humain national au profit d'armateurs étrangers.

Plus fondamentalement, l'absence d'une flotte significative sous contrôle national compromet la capacité du Royaume à garantir ses approvisionnements stratégiques en cas de crise internationale majeure. Dans un contexte de tensions géopolitiques croissantes et de perturbations périodiques des chaînes logistiques mondiales, comme l'a démontré la pandémie de COVID-19, cette dépendance constitue une vulnérabilité stratégique que peu de puissances maritimes émergentes peuvent se permettre d'ignorer.

Vers une renaissance maritime : perspectives et stratégies de réforme

L'ampleur du déclin observé suggère qu'un simple ajustement incrémental des politiques existantes ne suffira pas à inverser la tendance. La relance du pavillon marocain nécessite une refonte systémique du cadre réglementaire, fiscal et stratégique encadrant le secteur maritime. Les expériences européennes et asiatiques offrent des modèles potentiellement transposables, adaptés aux spécificités marocaines.

La DEPF insiste sur l'urgence d'une mobilisation institutionnelle coordonnée, articulée autour d'une concertation tripartite associant l'administration fiscale, les opérateurs portuaires et les institutions financières. Cette approche inclusive permettrait d'élaborer un cadre réglementaire équilibré, tenant compte des impératifs concurrentiels internationaux tout en préservant les intérêts stratégiques nationaux. Le document de l'Agence Nationale des Ports prévoit déjà une révision tarifaire biannuelle programmée (+3% en 2026), qui pourrait constituer un point d'ancrage chronologique pour l'implémentation progressive de la nouvelle taxe au tonnage, offrant ainsi une visibilité cruciale aux opérateurs.

Le succès d'une réforme fiscale ambitieuse reposerait fondamentalement sur des investissements parallèles dans l'infrastructure administrative et technologique du secteur. Un programme de modernisation tridimensionnel s'avère indispensable : développement de systèmes informatiques sophistiqués pour le suivi précis des tonnages et la gestion automatisée des taxes afférentes ; formation approfondie des agents des douanes et des autorités portuaires aux nouvelles modalités fiscales ; et refonte complète des registres d'immatriculation maritime pour garantir transparence et célérité des procédures. Ces investissements constitueraient le socle opérationnel d'une transformation durable du cadre fiscal maritime.

Dans une perspective géostratégique plus large, l'harmonisation des régimes fiscaux maritimes au niveau de l'Union Africaine apparaît comme un objectif structurant à moyen terme. Cette convergence normative permettrait au Maroc de consolider sa position de hub maritime continental, capitalisant sur ses infrastructures portuaires de classe mondiale et son positionnement géographique exceptionnel. La réforme du pavillon national s'inscrirait ainsi dans une stratégie d'influence régionale, renforçant le leadership maritime marocain dans l'espace africain et méditerranéen.

La création d'un registre international marocain (registre "bis") constituerait un levier puissant pour concilier compétitivité globale et souveraineté nationale. Ce dispositif, distinct du registre traditionnel, permettrait d'offrir des conditions fiscales et réglementaires alignées sur les standards internationaux tout en maintenant un lien substantiel avec l'économie nationale. L'expérience du Registre International Français (RIF), du Registre International Espagnol (REC) ou du Registre International Portugais (MAR) démontre la viabilité d'une telle approche pour des économies maritimes méditerranéennes comparables.

La modernisation législative apparaît comme un préalable incontournable, avec une révision profonde du Code de commerce maritime et l'instauration d'une taxe au tonnage compétitive. Cette refonte devrait s'accompagner de mécanismes facilitant l'accès au financement et de dispositifs incitatifs pour l'acquisition de navires respectueux des nouvelles normes environnementales internationales. L'articulation de cette réforme avec les objectifs de décarbonation du transport maritime international créerait une opportunité stratégique d'aligner renouveau du pavillon et excellence environnementale.

Le développement de niches stratégiques offre également des perspectives prometteuses. Le cabotage national entre les ports marocains, potentiellement réservé au pavillon national, pourrait constituer un socle stable pour la reconstruction d'une flotte nationale. De même, les lignes de short-sea shipping vers l'Europe du Sud et l'Afrique de l'Ouest représentent des opportunités de développement significatives, particulièrement dans le contexte des nouvelles contraintes environnementales européennes qui favoriseront progressivement le transport maritime intra-régional.

Conclusion 

Le déclin du pavillon marocain, phénomène structurel aux ramifications multiples, constitue un défi complexe nécessitant une réponse politique ambitieuse et coordonnée.

La renaissance d'une flotte nationale significative représente un enjeu stratégique qui dépasse largement le cadre sectoriel pour s'inscrire dans une vision d'autonomie stratégique et de souveraineté économique.

Dans un environnement maritime international en pleine mutation, confronté aux défis de la décarbonation et des tensions géopolitiques croissantes, la capacité du Maroc à inverser cette tendance déterminera sa position future dans l'échiquier maritime mondial.





Mercredi 7 Mai 2025

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