Quand Dieu devient un sujet de dispute familiale
Chez nous, au Maroc, la religion n’est pas qu’une affaire de foi. C’est une affaire de salon. De tension, parfois. Entre un grand-père qui écoute sourcilleusement Rissalat al-Maghribiya à la radio le vendredi, et un petit-fils qui mate des vidéos de bouddhisme zen entre deux lives sur Instagram, il y a tout un monde. Ou plutôt, tout un gouffre.
Le Maroc a longtemps été un pays où les choses se faisaient "comme il faut" : on priait à l’heure, on jeûnait ensemble, on se mariait dans les règles, et on ne posait pas trop de questions à Dieu. Aujourd’hui, Dieu continue d’habiter nos maisons, mais plus forcément nos cœurs. Du moins, pas de la même manière.
La foi version 3.0 : moins de dogmes, plus d’émotions
Les jeunes ne rejettent pas la religion. Ils la remixent. Comme un vieux tube raï revisité façon électro. On garde le refrain (le jeûne de Ramadan, un petit Douaa avant un examen, l’aumône à la darija), mais on zappe les couplets (la prière, la mosquée, le voile ou la barbe).
Résultat ? Une foi plus floue, mais plus libre. On ne parle plus de haram ou de halal, mais de "je me sens aligné avec mon énergie", "je crois en quelque chose", ou "je respecte toutes les croyances". Traduction : spiritualité customisée, version sur-mesure.
Mais cette liberté, vue depuis le salon du patriarche, ressemble à une hérésie molle. "Tu crois en Dieu ou tu n’y crois pas, ya weldi !", entend-on souvent, entre un soupir désabusé et un regard vers le plafond. Mais le plafond, lui, n’a pas de réponse.
La religion au prisme des filtres Instagram
Ce qui fâche vraiment, ce n’est pas tant la foi que sa visibilité. L’aïd sans mouton, le mariage sans imam, ou la vie à deux sans fatha, ça déclenche des tsunamis familiaux. Et ne parlons même pas du voile qu’on met un jour et qu’on retire le lendemain. Entre sacré et liberté, il y a parfois un simple filtre... Instagram.
Car oui, sur les réseaux, tout est affaire de mise en scène. On voit des jeunes femmes poser en caftan de Laylat al-Qadr un soir, puis en maillot de bain le lendemain à Saïdia. Le problème, ce n’est pas l’image. C’est le miroir qu’elle tend aux aînés. Un miroir qui leur renvoie une modernité insaisissable, où Dieu cohabite avec les likes.
Quand la foi devient intime, le silence devient bruyant
Autre changement majeur : le silence. Là où les anciens faisaient de la religion un sujet collectif, les jeunes la vivent de plus en plus seuls. Sans bruit, sans ostentation. "Je ne pratique pas, mais j’ai une foi intérieure", disent certains. Ou encore : "Je ne crois pas en Dieu, mais je respecte ceux qui y croient". Une formule élégante pour ne pas déclencher de jihad autour du couscous dominical.
Mais ce silence, justement, dérange. Il interroge, inquiète, voire scandalise. Parce qu’au Maroc, croire est encore un acte social. Et se taire sur Dieu, c’est parfois comme lui tourner le dos. Ce que beaucoup de parents ne pardonnent pas.
La foi sous surveillance parentale
Il y a dans cette tension quelque chose de plus profond : une peur du déclassement moral. Les anciens ont peur que, sans religion, leurs enfants deviennent des déracinés, des êtres flottants sans attaches. D'où la panique à l'idée d’un couple non marié, d’un enfant non circoncis, ou d’une vie sans mosquée.
Mais les jeunes, eux, veulent une foi qui ne soit ni un costume, ni une prison. Ils veulent respirer, aimer sans calcul, croire sans avoir à prouver. Pas pour renier leurs racines, mais pour mieux les comprendre. Pour qu’un jour, peut-être, ils reviennent à Dieu. Mais par amour, pas par habitude.
Entre la mosquée et le podcast, un chemin sinueux
Peut-être que le vrai débat n’est pas religieux, mais générationnel. Ce n’est pas la foi qui divise, c’est le besoin d’identité. Les jeunes sont dans un monde qui va trop vite, trop loin, trop fort. Alors ils cherchent. Parfois dans les livres sacrés, parfois dans les podcasts de développement personnel, parfois dans le yoga ou l’athéisme tranquille.
Et si, au lieu de leur crier dessus, on les écoutait ? Peut-être qu’on comprendrait que leur foi n’est pas morte. Elle a juste changé de langue. Elle parle avec des mots nouveaux, des silences pleins, et parfois même avec des cris intérieurs que seule leur génération entend.
Une spiritualité à inventer, ensemble
Ce qui est sûr, c’est qu’on ne reviendra pas en arrière. Ni vers les années 80 où tout le monde suivait l’appel du muezzin sans discuter, ni vers un Maroc complètement sécularisé façon Europe du Nord. On est entre deux mondes. Et dans cet entre-deux, il va falloir apprendre à cohabiter. À parler de Dieu sans s'insulter. À croire sans imposer. À douter sans mépriser.
Peut-être que le Maroc de demain sera celui d’une foi partagée, mais non uniforme. D’une spiritualité marocaine 2.0, où le hijab coexiste avec les dreadlocks, la prière avec les thérapies de groupe, et l’aïd avec les brunchs végétariens.
Ce serait un beau miracle. Et pas besoin d’ange Gabriel pour ça.
La religion dans l’espace public : tolérance ou hypocrisie ?
Dans les cafés de Casablanca, les plages d’Agadir ou les salons de Rabat, les Marocains jonglent sans cesse entre modernité affichée et tradition proclamée. Le port du voile est parfois plus social que spirituel. Le jeûne, plus culturel que religieux. L’islam marocain, longtemps réputé pour sa modération, est désormais scruté, critiqué, questionné… et instrumentalisé. Faut-il interdire les débats sur Dieu ? Faut-il “protéger” la religion de la jeunesse ou la laisser vivre sa mutation ? Le Maroc est à la croisée des chemins. Entre sacré sincère et sacré spectacle.
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