Dans les rues marocaines, il suffit de lever les yeux (ou de les baisser) pour constater un phénomène répandu : des hommes assis sur les trottoirs, parfois en ligne, parfois seuls, parfois en groupe. Ils discutent, observent, fument, attendent. Parfois des enfants les rejoignent. Et tout cela se passe sur les trottoirs, conçus non pas pour s’y asseoir, mais pour y circuler. Ce comportement, si courant qu’il est devenu invisible, interroge profondément l’usage et le sens de l’espace public au Maroc. Le rapport du Centre Marocain pour la Citoyenneté (CMC), publié en mai 2025, y voit un symptôme alarmant de désengagement urbain et de déshérence civique.
Le trottoir : un meuble ou un passage ?
En théorie, le trottoir est un espace de circulation sécurisée pour les piétons. En pratique, au Maroc, il est devenu un meuble multi-usage : banc improvisé, boutique spontanée, terrasse gratuite, parking sauvage ou même piste pour motos. L’étude révèle que près de 75 % des Marocains considèrent que les trottoirs sont aujourd’hui “inutilisables” ou “partiellement obstrués”. La faute à qui ? Un mélange de comportements habituels, de laxisme municipal et d’appropriation informelle de l’espace.
Une occupation révélatrice d’un vide
S’asseoir sur les trottoirs ne relève pas nécessairement de la paresse, mais révèle bien souvent une carence structurelle en matière d’aménagement urbain : absence de bancs publics, rareté des places ou jardins accessibles, manque de lieux d’attente décents, notamment pour les travailleurs journaliers ou les personnes sans emploi, et caractère onéreux ou excluant des cafés rendent l’espace public peu hospitalier. En conséquence, le trottoir devient le dernier refuge, le seul espace réellement libre où l’on peut exister sans obligation de consommer. Mais cette appropriation, si elle traduit une nécessité sociale, interroge sur le prix à payer pour la fluidité et la dignité des autres usagers de la ville.
Une masculinité assise et visible
Le phénomène est aussi genré. L’espace public est souvent dominé, en termes de présence visible, par des groupes d’hommes installés sans but apparent. Cela crée un sentiment d’insécurité pour de nombreuses femmes, obligées de raser les murs ou de changer de trottoir pour éviter regards insistants ou remarques. Ce “territoire masculin assis” n’est pas neutre. Il façonne les normes sociales d’usage de la ville. Il exclut, parfois inconsciemment, tout ce qui n’est pas aligné à ce modèle de présence passive mais dominante.
Des autorités absentes, des trottoirs vendus
Dans certains quartiers, les trottoirs sont “loués” à des marchands, des garages, des vendeurs de légumes. Ce commerce illégal de l’espace public prospère avec la bénédiction tacite des autorités ou leur abandon résigné.
Le citoyen piéton devient alors un intrus sur ce qui devrait lui appartenir. Il doit slalomer entre les barils, les sacs, les voitures et les jambes. L’expérience urbaine devient une épreuve physique et mentale.
Le citoyen piéton devient alors un intrus sur ce qui devrait lui appartenir. Il doit slalomer entre les barils, les sacs, les voitures et les jambes. L’expérience urbaine devient une épreuve physique et mentale.
Réhabiliter le trottoir comme espace commun
Le rapport du CMC ne se limite pas au constat, il avance des recommandations concrètes : requalification de l’espace piéton avec des trottoirs élargis, dégagés et correctement éclairés, installation de bancs urbains accessibles sans obligation de consommation, sanction de l’occupation illégale des trottoirs avec une politique de récupération effective de l’espace public, et sensibilisation au rôle fondamental du trottoir à travers l’éducation scolaire et les campagnes civiques.
Une ville se juge à ses trottoirs
Les grandes villes civilisées se reconnaissent à la qualité de leurs trottoirs : dégagés, propres, accueillants, inclusifs. Là où le trottoir est respecté, la rue devient un lieu de rencontre. Là où il est occupé ou détruit, elle devient un lieu de conflit ou d’évitement. Réhabiliter le trottoir, c’est redonner sa place au piéton, à la mobilité douce, au regard croisé. C’est réparer un lien entre l’individu et sa ville.
Du ciment et du civisme
Un trottoir ne se résume pas à du ciment coulé. C’est un espace de civilisation, de mouvement, d’interaction. Quand il est colonisé, c’est le signe que la ville est désertée de ses principes. Si le Maroc veut réinventer ses villes, il doit commencer par réapprendre à marcher dans ses rues. Sans détour, sans obstacle, sans regard menaçant. Un trottoir libéré est une société qui respire mieux.
Dossier du IMAG de juillet 2025 : Le civisme au Maroc
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