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Dépenser plus que ce que l’on gagne


Rédigé par le Mardi 25 Octobre 2022



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-Bois ton café et ne me dis pas un mot, j’ai mal à la tête et je ne suis pas disposé à supporter tes explications foireuses pour défendre l’indéfendable. Je ne comprends pas du tout que l’on fasse des études supérieures très poussées pour commettre, en fin de compte, la bêtise de dépenser plus d’argent que ce l’on gagne.

Je lève mes yeux, le regard encore embrumé par le manque de caféine, vers Rachid, le serveur « politiquement incorrect ». L’inquiétude dégouline de son visage tanné par la pauvreté.

-Tu as peur que je ne te paye pas la tasse de café ?

-J’ai peur que mes enfants vivent encore plus misérablement que moi. Et Dieu sait combien nous avons lutté et nous nous sommes privés, leur mère et moi, pour que leur sort soit meilleur que le notre.

-Qu’est-ce qui te rend aussi pessimiste ?

-Les chiffres que je lis dans la presse n’ont vraiment rien de rassurant. Je n’ai pas fait d’études d’économie, mais je sais gérer, quand même, les finances de mon foyer. La croissance du Pib, cela signifie le volume de richesses créées en une année par les gens qui travaillent, n’est-ce pas ? J’ai appris que cette année, le taux de croissance du Pib ne va pas dépasser les 0,8%. Ce n’est déjà pas une bonne nouvelle, puisque cela veut dire que nous faisons presque du surplace. Mais le plus choquant est d’apprendre que le projet de loi des finances prévoit une hausse des dépenses de l’Etat de l’ordre de 2,5% du Pib. Comment peut-on chercher à dépenser plus d’argent lorsque l’on en gagne moins ?

Ça ne gaze pas pour le budget

L’anxiété ressentie par Rachid ne semblait pas du tout stimulée ou motivée par la seule envie d’éructer son mal être. Si ce serveur à peine alphabétisé en est arrivé à éplucher les chiffres de la comptabilité nationale afin d’anticiper les conditions d’existence de sa descendance, c’est que le degré de progrès de la conscience politique du commun des citoyens est bien plus élevé que ne l’imaginent nos professionnels politiciens.

- Pauvre ignorant, aurais-tu oublié que le pays n’a même pas encore pu absorber les désastreux effets socioéconomiques de la crise sanitaire qu’est venue s’abattre la guerre d’Ukraine, avec son lot de hausse des prix, sur nos têtes ? N’as-tu pas lu également dans la presse que le gouvernement veut mettre en œuvre un nouveau montage fiscale pour faire payer plus aux grandes entreprises et moins aux salariés et retraités ?

- Si la création de richesses est moindre, x% de pas grand-chose va permettre au trésor public d’engranger combien ? D’ailleurs, les prévisions du ministère des finances à propos de la croissance du Pib, 4%, me paraissent trop optimistes, si l’on tient compte de ta fameuse guerre d’Ukraine, qui semble faite pour durer, voir dégénérer en une déflagration généralisée à coup d’armes atomiques. Les concepteurs du budget tablent sur un cours du gaz butane à 800 dollars la tonne. Tu sais qu’il coûte actuellement plus de 5 mille dollars sur les marchés internationaux ? Nos petits génies estiment que, l’année prochaine, les cours du gaz vont reculer, mais je ne sais pas sur quelle boule de cristal ils ont vu cette baisse. Maintenant que les gazoducs entre la Russie et l’Allemagne sont hors service, les Européens vont exercer une plus forte pression sur l’offre de gaz sur les marchés, alors que les pays producteurs ne peuvent, actuellement, en exporter plus. Pour couronner le tout, le Maroc achète son gaz en dollar, qui est devenu plus cher par rapport au dirham.

Dettes d’aujourd’hui, impôts de demain

Rachid s’arrête un instant et s’assied pour souffler après sa longue tirade. Il allume une cigarette et me scrute du regard, guettant de toute évidence le moindre faux pas de ma part.

- Pour combler ses déficits, l’Etat va sûrement recourir à l’endettement.

- Comme si cette perspective devait me rassurer. Rien que cette année, le Maroc devra débourser 43 milliards de dirhams au titre du remboursement de la dette extérieure, et ce en dollars.

- Le Maroc peut s’adresser au marché intérieur pour collecter des fonds.

- Oui, mais alors, l’Etat doit puiser dans ses réserves de devises pour rembourser ses échéances à l’international, ce qui rend cette perspective peu probable. Et s’il emprunte sur les marchés internationaux de quoi couvrir les dites échéances, ce sera en dollars, dont le cours n’a jamais été aussi élevé par rapport au dirham depuis 20 ans. Outre le fait que si l’Etat pompe les ressources financières sur le marché intérieur, ce sont les opérateurs économiques qui devront se financer plus cher.

- Tu m’as brisé le moral de bon matin, oiseau de mauvais augure, mon café en a le goût encore plus amer. Est-ce que tu ne veux pas que le gouvernement dispose de suffisamment de moyens pour financer les investissements publics et les secteurs sociaux ?

- Bien sûr que je veux que la santé et l’éducation soient beaucoup mieux financés. C’est évident que cela m’arrange que l’Etat continue de subventionner les produits de première nécessité. Mais pas en laissant à mes enfants une facture salée à payer, en guise d’héritage. Les dettes publiques d’aujourd’hui sont les impôts de demain.

L’ « ouverture » enfermée

Il est vraiment embêtant de ne pas savoir quoi répondre au simple bon sens populaire. Et encore plus épuisant de tenter de trouver des échappatoires sémantiques. L’unique stratégie gagnante, à court terme : se débiner !

- Tu sais quoi ? Vas écouter une chanson d’El Grande Toto et fous moi la paix. Maintenant, moi aussi je ressens des maux de tête.

- Impossible, mon cher journaliste qui ne sait rien. Si tu ne l’as toujours pas appris, Toto s’est fait « tototiser ». La police l’a arrêté, suite à une avalanche de plaintes à son encontre, et ceux qui vantaient, hier encore, sa vulgarité, en tant qu’expression de l’« ouverture » culturelle, ont tout simplement décidé la « fermeture » de leurs clapets, pour l’abandonner à son sort. Tel est le destin de ceux qui ne prévoient pas les conséquences de leurs actes. La seule exception à cette règle concerne les concepteurs du budget, puisque ces derniers savent pertinemment qu’ils n’auront pas à assumer, personnellement, les conséquences de leurs décisions.

J’avale rapidement ce qui reste de ma tasse de café et je m’empresse de payer Rachid et de m’éclipser.

Encore heureux qu’il ne m’a pas demandé si le nouveau modèle de développement est voué à rester éternellement nouveau.





Ahmed Naji
Journaliste par passion, donner du relief à l'information est mon chemin de croix. En savoir plus sur cet auteur
Mardi 25 Octobre 2022

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