Poème à écouter en musique de Adnane Benchakroun
Pour ceux qui aiment encore lire : Poème de Adnane Benchakroun
D’avoir pour seul refuge un souffle étouffant.
Je marche sans éclat, l’ombre au fond de mes pas,
Et le droit de faiblir ne m’appartient pas.
Quand d’autres crient leur peine et réclament l’écoute,
Je ravale ma nuit et traverse leur doute.
Je tends l’oreille, doux, à leur lassitude,
Mais n’ose leur jeter ma propre solitude.
Je suis l’arbre debout qu’on croit sans racine,
Le masque d’un rocher dont la chair se décline.
Un mot de trop, et tout s’effondre sous mes mains,
Alors je me tais… pour ne pas faire de chagrin.
Je suis le confident, l’écho sans confession,
Celui qui fait silence, et porte sa prison.
Ils peuvent s'effondrer, on les aimera plus,
Moi, si je baisse les yeux, l’on me croit injuste.
La foudre me menace, si je tremble un peu,
Alors je ris pour eux, je retiens tous mes vœux.
Je suis ce mal ancien qui n’a pas de visage,
Un cœur qui bat trop fort mais sans droit au naufrage.
Et dans le noir du jour, ma fatigue s’endort,
Comme un chant suspendu… au silence des morts.
Chronique intérieure : Fatigue interdite, par celui qui ne doit pas faillir
Pourquoi ? Parce que je n’ai pas ce droit.
Les autres, eux, peuvent le dire. Et le redire. Plusieurs fois. À voix haute, à voix tremblante, à voix lasse. Ils peuvent s'effondrer sans que personne ne les soupçonne. Ils peuvent répéter « je suis fatigué » comme un mantra sacré, et je suis censé écouter. Je suis même tenu de comprendre. D'accueillir. De répondre avec justesse, avec compassion, avec ce ton parfaitement équilibré qui ne blesse pas, ne bouscule pas, ne juge jamais. Si je manque une seule de ces attentes, la foudre sonnera trois fois.
Mais moi… non. Moi, je dois rester ce roc. Ce pilier muet. Si jamais j’ose dire « je suis fatigué », une seule fois — une seule ! —, je suis immédiatement soupçonné de vouloir attirer l’attention. D’en faire trop. De me poser en martyr. Et si je me répète ? Alors là, c’est le verdict : je détourne la lumière, je vole la vedette, je romps l’équilibre des choses. Je transgresse l’interdit.
Je suis fatigué d’être celui qui doit encaisser.
Celui qui doit se taire, même quand tout en lui crie.
Celui qui doit écouter la lassitude des autres, leur prêter l’oreille, le cœur, l’épaule, sans jamais pouvoir se pencher lui-même.
J’ai appris à me censurer. À faire taire mes soupirs avant qu’ils ne franchissent le seuil de mes lèvres. À étouffer ma propre voix intérieure pour ne pas perturber l’orchestre social. Il faut que je sois stable, solide, souriant. Il faut que je tienne. Parce que si moi, je tombe, tout ce qui repose sur mes épaules vacille. C’est ce qu’on m’a appris. C’est ce qu’on attend.
Je suis fatigué, oui.
Fatigué d’avoir à être infaillible.
Fatigué que mon humanité doive toujours passer après la gestion des émotions des autres.
Je suis fatigué de devoir me montrer compréhensif quand on ne me comprend pas.
Fatigué d’être un miroir pour les chagrins des autres, sans jamais pouvoir y refléter les miens.
Et je le redis : les autres ont le droit de flancher. De lâcher. De répéter mille fois qu’ils n’en peuvent plus. Et moi ? Moi, je dois garder ma fatigue secrète comme on cache une faute. Une honte. Une anomalie.
Je suis fatigué. De devoir être ce mur qu’on cogne sans jamais demander s’il en a marre de tenir debout. Je suis fatigué de devoir consoler quand j’ai moi-même besoin d’être rassuré.
Et ce que je ressens là, maintenant, ce n’est pas un caprice. Ce n’est pas une faiblesse. C’est juste humain.
Mais puisque je n’ai pas le droit de le dire, je l’écris. Dans l’ombre, à l’abri des regards. En silence. Pour que ça sorte. Pour que ça vive. Pour que je puisse, un instant, respirer.
Je suis fatigué. Et même si ce monde ne veut pas l’entendre, je le dis quand même.
Et tant pis si la foudre sonne.