L’algorithme n’a pas de cœur : pour une protection sociale qui voit les invisibles
Regardons les choses en face. L’obsession du ciblage fin a remplacé l’ambition de droits universels. On a substitué à la solidarité une procédure ; au droit, un score ; à l’administration de proximité, une hotline. Résultat : les plus vulnérables perdent du temps, de la dignité, et parfois l’accès à des soins ou à un revenu de survie, pendant que les plus aisés, mieux équipés pour naviguer dans la bureaucratie, franchissent les obstacles sans trop de peine. La fracture n’est plus seulement sociale, elle est administrative.
On invoque l’efficacité budgétaire. On répondra efficacité pour qui ? Un dirham « économisé » parce qu’un algorithme a refusé à tort un dossier, c’est souvent dix dirhams de coût social demain : décrochage scolaire, santé dégradée, endettement usuraire, violences silencieuses. Les politiques publiques, lorsqu’elles se contentent de filtres statistiques, déplacent les problèmes dans le temps et dans l’espace. Elles ne les résolvent pas.
Il ne s’agit pas d’ignorer les contraintes financières d’un pays émergent. Il s’agit de les orienter vers ce qui produit le plus de justice et de stabilité. La feuille de route existe, elle tient en cinq chantiers.
On invoque l’efficacité budgétaire. On répondra efficacité pour qui ? Un dirham « économisé » parce qu’un algorithme a refusé à tort un dossier, c’est souvent dix dirhams de coût social demain : décrochage scolaire, santé dégradée, endettement usuraire, violences silencieuses. Les politiques publiques, lorsqu’elles se contentent de filtres statistiques, déplacent les problèmes dans le temps et dans l’espace. Elles ne les résolvent pas.
Il ne s’agit pas d’ignorer les contraintes financières d’un pays émergent. Il s’agit de les orienter vers ce qui produit le plus de justice et de stabilité. La feuille de route existe, elle tient en cinq chantiers.
Pauvreté administrative : quand le ciblage fabrique l’injustice
Premier chantier : le droit avant le score. Un socle universel d’aide au revenu pour l’enfance, le handicap et la vieillesse réduit les erreurs de non-recours et les discriminations absurdes. On peut compléter par des compléments ciblés, mais le cœur doit être un droit opposable, simple, automatique, indexé sur l’inflation. L’argent public n’a pas vocation à humilier.
Deuxième chantier : service public de proximité. Les « guichets uniques » numériques ne suffisent pas. Il faut des médiateurs sociaux dans chaque arrondissement, dotés d’un pouvoir de révision immédiat des décisions automatiques, avec obligation de réponse motivée et traçable. L’État n’est pas une application ; il est un visage, une oreille, un recours.
Troisième chantier : données justes, données sûres. Le ciblage, quand il existe, doit être auditable : publication annuelle des critères, des taux d’erreurs, des voies de rectification, contrôle par un organe indépendant associant magistrats, statisticiens, associations. Toute variable proxy (consommation électrique, recharge mobile) doit être encadrée par la loi et jamais utilisée seule pour trancher un droit. La dignité n’est pas un KPI.
Quatrième chantier : travail et prix. Une politique sociale n’a de sens que si elle s’articule à une politique du travail. Revalorisation continue du SMIG, extension de la couverture conventionnelle dans les services, lutte contre les faux indépendants, inspection du travail outillée, et surtout : politiques de prix sur les biens essentiels (transport, énergie, alimentaire) via des stabilisateurs anticycliques. On ne protège pas un ménage en lui versant une allocation pour lui reprendre, le lendemain, à la pompe ou à la caisse.
Cinquième chantier : gouvernance partagée. Les comités locaux de suivi des aides doivent intégrer associations, syndicats, élus municipaux, centres de santé, établissements scolaires. La pauvreté est multidimensionnelle ; son traitement doit l’être aussi. Chaque trimestre, un tableau de bord public : délais de traitement, nombre de recours, décisions révisées, cartographie des « zones blanches » de droits.
Certains diront que c’est « trop socialiste ». Appelons cela autrement : prudence macroéconomique. Un dirham qui évite la déscolarisation d’un enfant ou la rupture de soins d’une personne fragile est un placement à très haut rendement social. C’est moins de dépenses plus tard, plus de productivité demain, plus de confiance aujourd’hui. Les pays qui s’en sortent ne sont pas ceux qui économisent sur les pauvres ; ce sont ceux qui investissent dans la prévisibilité de la vie des gens.
Il reste la question morale, que les tableurs ne trancheront jamais. Un État social se juge à sa capacité à voir celles et ceux que le marché ne voit pas. À reconnaître qu’un décès, un handicap, une maison fissurée par un séisme ne sont pas des « anomalies » mais des réalités à réparer. À accepter que la solidarité soit parfois redondante, souvent coûteuse, toujours nécessaire.
Recentrer la protection sociale sur le droit, la proximité, la transparence et le travail, c’est desserrer l’étau d’une société où les riches s’enrichissent par sophistication et où les pauvres s’appauvrissent par complexité. La politique n’a pas pour mission de « gagner » contre les fraudeurs imaginaires ; elle a pour devoir d’accueillir les vulnérables réels. L’algorithme peut trier ; la République, elle, doit choisir.
Deuxième chantier : service public de proximité. Les « guichets uniques » numériques ne suffisent pas. Il faut des médiateurs sociaux dans chaque arrondissement, dotés d’un pouvoir de révision immédiat des décisions automatiques, avec obligation de réponse motivée et traçable. L’État n’est pas une application ; il est un visage, une oreille, un recours.
Troisième chantier : données justes, données sûres. Le ciblage, quand il existe, doit être auditable : publication annuelle des critères, des taux d’erreurs, des voies de rectification, contrôle par un organe indépendant associant magistrats, statisticiens, associations. Toute variable proxy (consommation électrique, recharge mobile) doit être encadrée par la loi et jamais utilisée seule pour trancher un droit. La dignité n’est pas un KPI.
Quatrième chantier : travail et prix. Une politique sociale n’a de sens que si elle s’articule à une politique du travail. Revalorisation continue du SMIG, extension de la couverture conventionnelle dans les services, lutte contre les faux indépendants, inspection du travail outillée, et surtout : politiques de prix sur les biens essentiels (transport, énergie, alimentaire) via des stabilisateurs anticycliques. On ne protège pas un ménage en lui versant une allocation pour lui reprendre, le lendemain, à la pompe ou à la caisse.
Cinquième chantier : gouvernance partagée. Les comités locaux de suivi des aides doivent intégrer associations, syndicats, élus municipaux, centres de santé, établissements scolaires. La pauvreté est multidimensionnelle ; son traitement doit l’être aussi. Chaque trimestre, un tableau de bord public : délais de traitement, nombre de recours, décisions révisées, cartographie des « zones blanches » de droits.
Certains diront que c’est « trop socialiste ». Appelons cela autrement : prudence macroéconomique. Un dirham qui évite la déscolarisation d’un enfant ou la rupture de soins d’une personne fragile est un placement à très haut rendement social. C’est moins de dépenses plus tard, plus de productivité demain, plus de confiance aujourd’hui. Les pays qui s’en sortent ne sont pas ceux qui économisent sur les pauvres ; ce sont ceux qui investissent dans la prévisibilité de la vie des gens.
Il reste la question morale, que les tableurs ne trancheront jamais. Un État social se juge à sa capacité à voir celles et ceux que le marché ne voit pas. À reconnaître qu’un décès, un handicap, une maison fissurée par un séisme ne sont pas des « anomalies » mais des réalités à réparer. À accepter que la solidarité soit parfois redondante, souvent coûteuse, toujours nécessaire.
Recentrer la protection sociale sur le droit, la proximité, la transparence et le travail, c’est desserrer l’étau d’une société où les riches s’enrichissent par sophistication et où les pauvres s’appauvrissent par complexité. La politique n’a pas pour mission de « gagner » contre les fraudeurs imaginaires ; elle a pour devoir d’accueillir les vulnérables réels. L’algorithme peut trier ; la République, elle, doit choisir.












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