Par Ikbal Sayah, Docteur en sciences économiques diplômé de l’Université Paris-Dauphine et expert en développement humain
Les deux cartes publiées établissent des constats pertinents sur la fertilité chimique des sols agricoles marocains. Limitons-nous à la première : elle révèle que ces sols ont accumulé des stocks plus ou moins importants de phosphore disponible, à l’exception de quelques zones situées dans les régions de Fès, Settat et Marrakech. Autrement dit, dans les régions bien dotées, la réduction de l’usage des engrais minéraux phosphatés ne va pas nécessairement entraîner une baisse de rendement car les cultures sont capables de mobiliser le phosphore disponible accumulé dans les sols. De plus, dans ces régions, il est urgent d’accélérer la transition agroécologique pour préserver la fertilité acquise en phosphore des sols en favorisant le retour aux sols des effluents agricoles ou d’élevage, et en limitant l’érosion des sols. A ce propos, la dégradation des terres agricoles due à l’érosion hydrique représentait environ 0,5 % du PIB selon une étude réalisée par la Banque mondiale. S’y ajoute l’ensablement progressif des barrages qui pourrait coûter jusqu’à de 10 milliards de dirhams d'ici 2030 si la tendance se poursuit.
C’est donc bel et bien une avancée scientifique d’importance, qui ouvre la voie au développement d’une agriculture de précision dans notre pays, à même de concilier les impératifs de productivité agricole et de gestion durable des territoires tel que prévu par la stratégie Green Generation.
Certes, ce n’est pas tout à fait un baromètre permettant d’évaluer précisément l’état de santé de nos sols agricoles, afin de savoir quelle est la part de ceux jugés sains ; en état de dégradation (avancée ou modérée) ; ou dans un état critique. Mais à partir de ces cartes, il devient possible de concevoir un réseau de surveillance de la santé des sols, d’éclairer les politiques agricoles fondées sur des données probantes et de soutenir des stratégies de gestion durable des terres.
La question de la santé de nos sols mérite d’être prise au sérieux : notre sécurité alimentaire dépend en effet de toute la richesse (minéraux, biodiversité, services écosystémiques, etc.) contenue dans cette fragile couche de terre qui recouvre nos campagnes. Cet actif essentiel mérite la plus grande considération dans nos réflexions sur l’avenir de notre agriculture. Dans ces conditions, une cartographie intelligente devient utile et nécessaire pour ce faire.
Les enjeux sont pourtant réels et critiques. Il faut lire « L’origine du monde » du biologiste Marc-André Selosse pour saisir jusqu’à quel point le sol est une puissante et étonnante construction du monde vivant : il porte, nourrit et protège le monde. Et quand on se rappelle que « humain » vient de « humus », on comprend que ne pas prendre soin de nos sols et aller jusqu’à les détruire est littéralement inhumain.
En fait, un sol vivant est la condition première d’un environnement sain. Il assure d’abord la fertilité naturelle des terres agricoles. Il permet l’infiltration des eaux de pluie, favorisant en conséquence la sauvegarde des sols lors des épisodes de sécheresse ou d’inondation. Il garantit la qualité des nappes phréatiques. Il entretient un microbiote riche en bactéries diverses qui, en communiquant avec nos intestins, contribuent à notre bonne santé. Il entretient et favorise la biodiversité et stocke du carbone.
Sur le plan économique, nos sols constituent la base essentielle de nos filières agricoles et fournissent la matière première pour notre agro-industrie, le deuxième secteur industriel du pays d’après les données du Haut-Commissariat au Plan, avec 5% du Pib national, 9,4% des exportations totales et représentant plus de 150.000 emplois. Elles reposent sur des cultures dont la production devient de plus en plus erratique en raison de l’impact du dérèglement climatique sur la santé des sols dont la résilience peut être entravée.
Ce faisant, les risques pesant sur nos approvisionnements agricoles (et même forestiers) n’ont jamais été aussi élevés. Les rendements de certaines cultures deviennent imprévisibles, entraînant des fluctuations de prix considérables au point d’affecter le niveau de vie des ménages.
La place du monde agricole (ou plus généralement rurale) dans les équilibres socio-économiques du Royaume n’est nullement contestée. Les pouvoirs publics lui ont toujours accordé une priorité étant donné son importance pour assurer, du moins en partie, notre sécurité alimentaire, mais également pour promouvoir les cultures à forte valeur ajoutée (tomates, agrumes, oliviers), qui représentent un levier économique important à l’échelle nationale et internationale, mais au prix de situations d’usage abusif des ressources hydriques et d’engrais de synthèse. Cet équilibre fragile soulève une question essentielle : comment garantir un approvisionnement durable face aux défis environnementaux et économiques ?
Face à cette réalité, une prise de conscience collective et des actions concrètes s’imposent pour renforcer la durabilité de nos systèmes d’approvisionnement. La soutenabilité de notre système agricole ne relève plus seulement d’une question écologique, mais économique.
La continuité des activités économiques et l’accès des consommateurs à des produits en quantité suffisante, à des prix maîtrisés (la part des dépenses allouées par les ménages marocains à l’alimentation avoisine les 40% selon l’enquête nationale sur le niveau de vie 2022-23 réalisée par le HCP), dépendent fondamentalement de la préservation de nos sols. Dans ces conditions, le suivi de l’état de santé des sols est impératif pour permettre d’identifier, pour chaque culture, des pratiques agroécologiques assurant le meilleur avenir à nos sols. En la matière, le Maroc dispose d’un certain savoir-faire, à la faveur de l’expertise cumulée dans le cadre de son tissu coopératif ou par les communautés oasiennes.
Une fois déployées, ces pratiques agroécologiques ne manqueront pas de générer des effets positifs, offrant alors des avantages compétitifs comparativement à l'agriculture conventionnelle grâce à une moindre dépendance aux intrants et à une meilleure valorisation des produits.
La résilience des cultures face aux chocs climatiques repose directement sur la santé de nos sols. Il est important dans ces conditions de privilégier une approche fondée sur la mesure de la résilience des systèmes agricoles.
Le premier actif d’un agriculteur, c’est son sol. Mais il est bien de rappeler que c’est aussi le premier actif de chaque habitant de notre planète. Les politiques publiques doivent viser à en assurer la pérennité. Plutôt que de considérer le respect de nos sols comme une contrainte, il est préférable de l’envisager comme la garantie de la résilience de nos systèmes agricoles ainsi qu’un levier d’innovation et de compétitivité pour notre agriculture.
A l’avenir, les agriculteurs seront nécessairement amenés à faire appel aux méthodes agroécologiques pour atteindre des objectifs exigeants. Cependant, la transition agricole est un processus complexe qui relève de la responsabilité de tous. Et ce n’est pas aux seuls agriculteurs d’en porter le coût, surtout les plus petits d’entre eux, qui ont déjà suffisamment de risques à porter.
Cela exige alors un cadre collectif pour mutualiser les ressources, partager les risques et mettre sur pied de nouveaux modèles économiques, intégrant conseil technique et technologique, accompagnement financier ainsi que rémunération des agriculteurs pour les services rendus à la société. La transition vers une agriculture durable et résiliente passe en effet par la reconnaissance du métier d'agriculteur comme gardien du vivant.












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