Par Lahcen Haddad
La source principale du canevas dramatique de Shakespeare, la nouvelle de Giraldi Cinthio, «Un Capitano Moro» (1565), lui fournit l’ossature de la tragédie: le noble Maure au service de Venise, le mariage illicite avec la fille d’un sénateur, l’influence corrosive d’un enseigne duplice, et la destruction ultime du général et de son épouse (Bullough 1975). Pourtant, dans le passage de la prose de Cinthio au vers blanc d’Othello, quelque chose de significatif advient. Le Maure ne reste pas un simple type littéraire, mais devient une figure portant les marques d’un contact interculturel vécu entre l’Angleterre et les puissances musulmanes d’Afrique du Nord (Vitkus 1999).
Historiographie et rencontres interculturelles
C’est dans ce contexte géopolitique que l’ambassadeur marocain Abdel Wahid Ben Massoud Ben Mohammed Al-Annuri arrive à Londres en août 1600, à la tête d’une délégation d’une quinzaine d’hommes. Sa mission est explicite: négocier une alliance militaire susceptible de déboucher sur une attaque coordonnée des territoires espagnols (Brotton 2016, p. 214-218). Les récits contemporains et les témoignages visuels — le portrait de l’ambassadeur a été conservé — décrivent un homme grand, digne, vêtu d’habits somptueux, rompu aux arts de la rhétorique et de la diplomatie. Les Londoniens, habitués à voir les «Maures» relégués aux marges des spectacles royaux ou aux récits de marins, se trouvent soudain face à une incarnation vivante de la souveraineté musulmane, de la puissance militaire et de la sophistication politique (Matar 2005, p. 112-115).
De la diplomatie au théâtre
Ici, historiographie et études culturelles se rejoignent. L’ambassade d’Abdel Wahid n’est pas une curiosité isolée. Elle s’inscrit dans un engagement plus large de l’Angleterre avec le monde musulman, engagement qui bouscule l’opposition binaire entre chrétienté et islam (Vitkus 1999). Le Maroc, à la différence de l’Empire ottoman, est un partenaire plutôt qu’un adversaire, et dans certains contextes, un égal. La présence d’Abdel Wahid à Londres montre que les Maures peuvent être envoyés, négociateurs, voire alliés, des figures de légitimité politique, et non de simples «Autres» exotiques (Brotton 2016, p. 223-225).
J’avancerais que Shakespeare a repris à Cinthio l’ossature tragique, mais l’a incarnée à travers le souvenir vivant d’Abdel Wahid: un noble Maure de haut rang, évoluant dans une cité européenne, dont la loyauté et l’identité peuvent néanmoins être soumises au soupçon, aux préjugés et à la trahison.
Un orientalisme avant l’orientalisme
Dans Othello, on perçoit une tension entre deux élans de représentation: le guerrier idéalisé dont l’étrangeté attire (l’attirance de Desdémone pour les «récits d’aventures» d’Othello) et l’étranger racialisé dont la différence peut être utilisée contre lui (les insinuations d’Iago: «the Moor», «old black ram») (Neill 2006). La pièce participe ainsi d’un discours proto-orientaliste oscillant entre fascination et peur, alliance et mise à l’écart (Vitkus 1999).
Othello n’est ni un sultan ottoman ni un «Turc» caricatural de théâtre. C’est un Maure christianisé au service de Venise. Pourtant, les mécanismes qui le détruisent (soupçons d’une différence inassimilable, mobilisation facile d’injures raciales, fragilité de la confiance) reflètent les inquiétudes susceptibles de miner les alliances interculturelles les plus prometteuses.
Mémoire culturelle et imaginaire élisabéthain
De plus, Shakespeare situe la tragédie d’Othello non pas au Maroc mais à Venise et à Chypre, zones frontières où la chrétienté côtoie l’islam. Ce déplacement permet d’explorer les questions de loyauté, de service et de confiance sans mettre en scène directement l’alliance anglaise avec un État musulman, tout en en exploitant la charge émotionnelle (Vitkus 1999).
Spéculation historiographique et genèse littéraire
Les études culturelles ajoutent ici une nuance: Othello n’est pas le portrait direct d’Abdel Wahid, mais un palimpseste où se superposent tradition littéraire (Cinthio), réalité politique (diplomatie anglo-marocaine) et fascination populaire pour la figure du Maure (Neill 2006).
Au-delà de l’exotisme
Ainsi, Othello devient plus qu’une tragédie de la jalousie personnelle. Il devient une méditation sur les possibilités et les périls de l’alliance interculturelle, un rappel que l’admiration peut se muer en suspicion, et que les qualités mêmes qui recommandent l’étranger au service peuvent aussi le rendre vulnérable à la trahison.
Le Maure qui arpenta Whitehall en 1600 était un homme réel, ambassadeur d’un État souverain. Le Maure qui foula la scène en 1604 était son frère dramatique, pris dans la même contradiction: être à la fois indispensable et perpétuellement suspect aux yeux de ceux qu’il servait.
Références :
• Bullough, Geoffrey, éd. Narrative and Dramatic Sources of Shakespeare, vol. 7. Londres: Routledge, 1975.
• Honigmann, E.A.J. Othello. Arden Shakespeare, 1997.
• Matar, Nabil. Turks, Moors, and Englishmen in the Age of Discovery. New York: Columbia University Press, 2005.
• Neill, Michael. Othello. Oxford: Oxford University Press, 2006.
• Said, Edward W. Orientalism. New York: Pantheon, 1978.
•Vitkus, Daniel J. «Turning Turk in Othello: The Conversion and Damnation of the Moor». Shakespeare Quarterly 48, no 2 (1999): 145












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