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Le Taxi et le petit soulier




Une histoire d’été de Mohammed Anwar Cherkaoui

 Le soleil de fin d’après-midi nappait la ville d’une lumière ambrée. Les trottoirs, tièdes encore des pas pressés de la journée, s'étiraient paresseusement à l’ombre des arbres fatigués. Un souffle léger faisait trembler les feuilles et soulevait parfois le bord d’un journal abandonné sur un banc. C'était une de ces journées d'été où le présent semble se diluer dans une brume de souvenirs.

Une silhouette féminine fendit le trottoir, droite et élégante. Une femme dans la fleur de l’âge, vêtue d’un manteau vert olive, fin et léger, qui dansait derrière elle à chaque pas. Elle marchait sans hâte, talons discrets frappant le sol avec une régularité presque musicale. Son nom était Aïcha. Elle devait avoir vingt-cinq, peut-être vingt-six ans. Une beauté calme. Une présence douce.

Arrivée au coin de la rue, elle leva le bras, paume ouverte vers le ciel, comme on adresse une prière simple à l’univers. Elle héla un taxi. Le geste était banal, presque automatique. Mais dans l’air flottait quelque chose de suspendu, comme si ce moment-là savait déjà qu’il allait compter.

Un taxi jaune, éraflé mais vaillant, se détacha de la circulation, glissa jusqu’à elle avec la fluidité d’un poisson qui rejoint le rivage. Il s’immobilisa dans un crissement mesuré. Le chauffeur leva deux doigts en guise d'invitation. Il avait les mâchoires serrées, une barbe en bataille et des yeux fatigués, mais vifs. Il ne parla pas. Il n’avait pas besoin de mots.

Aïcha entra, referma la portière d’un geste doux et précis. Elle s’installa à l’arrière, croisa les jambes, sortit un petit miroir de son sac. Dans un éclat de lumière, elle y réajusta une mèche brune qui semblait avoir pris trop de liberté. Son regard resta un instant suspendu, loin, ailleurs.

Le taxi démarra.

Un silence feutré enveloppa la voiture, seulement troublé par le ronron du moteur et les échos lointains de la ville qui défilait derrière les vitres.

Et puis, soudain.

Quelque chose accrocha son regard sur le tableau de bord. Une toute petite chaussure. Une minuscule sandale d’enfant, posée là, comme un talisman. Une boucle fatiguée brillait à peine sous le soleil rasant. Le cuir était patiné, presque poli par les années. Une chaussure comme on n’en fabrique plus. Ou si peu.

Aïcha sentit son cœur rater un battement. Elle se pencha légèrement vers l’avant. Ses yeux s’élargirent. Elle posa doucement la main sur la couture du siège devant elle, comme pour s’ancrer, résister à quelque chose d’invisible qui montait en elle.

Car elle la reconnaissait.

Pas cette chaussure en particulier. Mais ce modèle, cette forme. Cette courbe minuscule sur le côté, cette façon que la boucle avait de tomber légèrement vers la droite. C’était… une jumelle. Une sœur perdue. Celle qu’elle avait portée, enfant, par paire. Il y a si longtemps.

Alors, les souvenirs jaillirent, comme une eau souterraine soudain réveillée.

Elle se revit. Petite. Très petite. Quatre ans à peine. La main serrée dans celle de sa mère. Un jour de printemps, le ciel était pâle et doux. Elles venaient de descendre d’un taxi. Un instant suspendu. Sa mère s’était arrêtée net. Elle avait regardé le pied nu de sa fille, d’abord sans comprendre, puis avec effroi.

« La chaussure ! » avait-elle crié, une voix mêlée de panique et de colère.
« Elle a perdu sa chaussure ! »

La femme s’était élancée dans la rue, courant maladroitement derrière le taxi qui déjà s’éloignait, englouti dans le flot anonyme des voitures. Elle criait, elle agitait les bras. Mais le taxi n’avait pas vu. Et la chaussure, cette petite chose fragile et précieuse, avait disparu dans l’épaisseur de la ville. Comme happée à jamais par le mystère des rues.

Aïcha, l’enfant, avait pleuré longtemps. Non pour la chaussure en soi, mais parce qu’elle avait compris que c’était quelque chose d’important. Quelque chose que sa mère avait choisi pour elle. Avec soin, avec amour. Une preuve discrète, mais réelle, de l’attachement maternel.

Et aujourd’hui, tant d’années plus tard, cette même chaussure — ou presque — réapparaissait. Posée là, sans raison, sur le tableau de bord d’un taxi. Dans une autre ville, une autre époque. Comme un fragment du passé revenu dire bonjour.

Aïcha sentit sa gorge se serrer. Une larme glissa, lente et salée, sur sa joue. Elle ne fit rien pour l’arrêter. Ce n’était pas une tristesse brutale. C’était une émotion douce, vaste, pleine. Comme un fleuve paisible qui déborde sans faire de bruit.

Sa mère n’était plus là. Partie quelques années auparavant, laissant derrière elle un silence que rien ne comblait vraiment. Pas même le temps.

Aïcha aurait voulu lui dire. Lui montrer cette chaussure. Lui prendre la main et redevenir, juste un instant, la petite fille d’autrefois. Celle qui avait perdu un soulier, mais pas encore sa mère.

Mais seule l’absence lui répondit.

Elle sortit un mouchoir, sans hâte, et s’épongea les yeux. Puis, dans un geste presque sacré, elle se pencha légèrement et toucha la chaussure. Juste du bout des doigts. Comme on touche une relique. Ce n’était pas un miracle. C’était mieux. C’était un signe. Un clin d’œil du passé. Une offrande, discrète, de l’univers.

Le chauffeur, toujours silencieux, jeta un regard dans le rétroviseur. Il vit la larme, peut-être. Mais il ne dit rien. Il comprit. D’une certaine manière, il comprit.

Le taxi poursuivit sa route.

Dehors, la lumière avait changé. Les ombres s’allongeaient, le ciel se dorait. Et dans le cœur d’Aïcha, un fil invisible s’était renoué. Comme si un nœud ancien s’était défait. Elle souriait maintenant. Un sourire calme. Pas celui des joies immédiates. Celui des réconciliations intérieures.

Oui, maman est toujours là.
Dans une odeur.
Dans un objet.
Dans un geste.
Dans une chaussure posée sur un tableau de bord.

Et le taxi roulait toujours, mais Aïcha, elle, venait de rentrer chez elle.




Dimanche 29 Juin 2025


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