Par Jillali El Adnani
Un document notable évoque la nomination du cheikh Salem Ould Abdellah, de la tribu des Toubalt, au poste de caïd. Ce même document mentionne également d’autres personnalités désignées pour exercer la fonction de khatib dans les mosquées ou pour jouer un rôle politique en Mauritanie. D’autres caïds, nommés directement par le khalifa de Tétouan, furent chargés d’étendre leur autorité aux fractions tribales installées dans les régions de Rehamna et Doukkala, preuve supplémentaire de la souplesse et de la continuité de l’appareil makhzénien face aux découpages coloniaux.
Quand l’Espagne mobilisait les caïds du Makhzen
Une rivalité feutrée, mais constante, opposa d’ailleurs les autorités espagnoles et françaises, chacune tentant de s’attacher les services de caïds marocains pour gérer leurs intérêts respectifs dans les zones sahariennes et surtout les zones de frontières. Le Makhzen, fort de sa légitimité historique, apparaissait ainsi comme un pouvoir transversal, capable de couvrir l’ensemble du Maroc malgré la fragmentation imposée par la colonisation. Les caïds, dès lors, circulaient d’une zone à l’autre, devenant interchangeables entre les sphères d’influence française et espagnole.
Dans cette dynamique, l’Espagne mobilisa des figures issues de tribus traditionnellement fidèles au sultan, les Maa El Aynain, Izerguin, Toubalt, Yaggout, Ouled Tidrarin et leurs alliés des Ouled Dlim, pour sécuriser l’axe stratégique reliant Guelmim à Dakhla et Lagouira. Ces hommes incarnaient l’autorité du Makhzen au sein d’un territoire placé sous occupation étrangère.
En 1937, les forces armées chargées de maintenir la présence espagnole au Sahara occidental prennent une forme bien particulière. Connues sous le nom de troupes khalifiennes, elles sont structurées en unités appelées groupes Mia, chacune composée de cent soldats. Loin d’être une simple création coloniale, cette organisation militaire s’inspire directement de la tradition du gouvernement marocain comme l’atteste un document daté du 24 octobre 1942, émanant du général Guillaume, commandant supérieur des troupes du Maroc, et adressé au chef du cabinet militaire de la Résidence générale à Rabat.
Il y est fait mention d’une terminologie issue du lexique traditionnel du Makhzen: Caïd Tabor, Caïd Mia, Askri, Mokaddem, Mouaine (auxiliaire). Ces appellations, loin d’être anecdotiques, révèlent un véritable emprunt aux structures ancestrales de l’armée marocaine, témoignant de l’influence persistante du pouvoir chérifien même au sein de l’administration coloniale.
Tributs, fidélités et levées d’hommes
Dans cette logique, le recrutement des soldats privilégie les tribus historiquement liées au sultan marocain. Ainsi, les Tekna, Izerguin, Toubalt, Ouled Dlim et Ouled Tidrarin figurent parmi les groupes les plus sollicités (Les Reguibats allaient servir en tant que cheikh et caïds makhzen depuis Tindouf). Leur fidélité ancienne à la monarchie chérifienne devient, pour les autorités espagnoles, un gage de loyauté et un levier de contrôle sur un territoire disputé, mais jamais totalement détaché de son socle marocain.
Ainsi, le pouvoir sultanien fait bien plus que survivre à la conquête: il en devient le correctif, le ciment invisible sans lequel ni la France ni l’Espagne n’auraient pu maintenir leur autorité dans les confins du Sahara. Loin d’être effacé, il est réaffirmé comme remède politique aux effets dislocateurs de la domination coloniale.
Le caïd sans frontières: Ahmed Ould Haillal
Parmi les exemples les plus saisissants de l’autorité transversale du Makhzen au temps de la colonisation, celui d’Ahmed Ould Haillal, caïd de la tribu des Yaggout, occupe une place emblématique. Nommé par le khalifa de Tétouan pour exercer son autorité dans le Sahara dit «espagnol», ce chef tribal ne s’est pas limité à l’espace que lui assignaient les puissances coloniales: il continua d’imposer l’impôt aux membres de sa tribu installés bien plus au nord, dans les provinces de Rehamna et Doukkala.
Son cas illustre une réalité largement ignorée par l’historiographie classique: celle de caïds sahariens exerçant un pouvoir qui ne reconnaît ni les découpages coloniaux ni les prétentions de souveraineté étrangère. Leur autorité puisait sa légitimité directement dans le lien d’allégeance au sultan du Maroc, et non dans une délégation formelle des autorités espagnoles ou françaises.
Une carte et un document d’archives reproduits ci-dessous confirment que ce caïd de la fraction Amzaouig des Yaggout, opérant pourtant dans la zone espagnole, maintenait une influence effective sur les segments de sa tribu disséminés plus au nord. Cette posture finit par gêner l’administration espagnole, qui tenta de le remplacer par un homme jugé plus docile, Mahjoub Ould Mbarek Larbi, issu des Ahl Hammou.
Mais Ahmed Ould Haillal riposta avec fermeté: il menaça de traverser la ligne coloniale vers la zone française, entraînant avec lui toutes les fractions des Yaggout. La crise s’aggrava lorsque ce dernier annonça que sa tribu entendait revendiquer les territoires soumis à l’autorité espagnole.
Ce caïd, à la fois passeur de frontières et gardien d’une souveraineté, représente un cas d’école que les juristes et spécialistes du droit international n’ont, à ce jour, jamais véritablement pris en compte. Son exemple met en lumière la complexité des allégeances et des territoires à l’époque coloniale, bien éloignée des simplifications juridiques opérées au sein des instances onusiennes.
Les Izerguines, les Ouled Dlim et l’architecture d’une paix tribale
Dans un rapport rédigé en 1922, Henri Gaden, alors gouverneur de l’Afrique-Occidentale française (AOF), offre un éclairage précieux sur les dynamiques tribales transsahariennes et leur rôle dans la stabilité régionale.
Selon ce document, ces tribus ont su tisser un réseau d’alliance et de coopération qui s’est révélé décisif pour la sécurisation des confins sahariens. Gaden souligne que «les Izerguiin (ainsi) n’ont jamais pillé sur nos confins. Ils sont en très bons termes avec les Ouled Delim et viennent de nouer des relations d’amitié avec les Ouled Bou Sba, l’Émir de l’Adrar et l’Émir du Trarza auquel ils ont annoncé l’envoi prochain d’une nouvelle députation. Ces relations sont excellentes parce qu’elles consolidaient la tranquillité de toute la zone côtière et contribuent à l’assagissement des Reguibats». (Archives nationales du Sénégal (A.N.S.), 15G7, 19 janvier 1922.
Cet épisode peu connu souligne le rôle stratégique des alliances tribales, bien en dehors des cadres coloniaux classiques. Il démontre aussi que, loin d’être périphériques, ces tribus sahariennes disposaient d’un véritable pouvoir politique et diplomatique, fondé sur des réseaux anciens et sur une loyauté implicite envers l’ordre chérifien traditionnel.
Saint-Bon ou la route impériale revisitée depuis le Sud
Parmi ces sources à Dakar, le rapport de 1938 du capitaine Saint-Bon, consacré aux populations des confins sahariens du Maroc, s’impose comme une pièce maîtresse. Officier français imprégné de la géographie humaine et des rouages tribaux, Saint-Bon dresse un tableau précis des rapports d’allégeance, des circuits de commandement et des mécanismes d’intégration tribale qui relient durablement le Sud au centre du pouvoir chérifien. Il y écrit notamment: «En marge de ces grands faits historiques (geste des Almoravides et des dynasties saâdienne et alaouite), on note une poussée permanente vers le nord de toutes les tribus du Sahara occidental.» («Les Populations des Confins du Maroc saharien», ANOM, Aix-en-Provence, Fonds privés, 10APOM/743.
L’auteur observe également un phénomène récurrent de transhumance sociale et économique, rythmé par les cycles climatiques. À chaque période de disette saharienne, les tribus nomades affluaient vers les régions plus fertiles du Souss et du Haouz, y résidaient temporairement, et parfois, faute de moyens pour retourner au Sud, s’y installaient définitivement. Cette migration, documentée entre 1930 et 1936, conforte l’idée que le Maroc saharien n’a jamais été isolé, mais qu’il formait au contraire un prolongement organique du Maroc impérial, tant sur le plan humain que politique.
Pour Saint-Bon, cette trame est si puissante qu’elle finira par imposer ses propres lois à l’administration coloniale française: l’usage des caïds, la reconnaissance des territoires d’allégeance, et la gestion des tribus selon leurs attaches traditionnelles.
Dans un moment de clairvoyance, Saint-Bon formule une hypothèse lourde de sens: «Peut-être, dans quelques années, serons-nous obligés de reprendre la politique des sultans et d’assigner dans les plaines du Nord une place aux tribus nomades envahissant le Maroc, le Sahara ne pouvant plus les nourrir!»
Dans cette configuration paradoxale, le pouvoir sultanien ne disparaît pas avec la colonisation: il devient l’interface entre deux mondes, la trame politique que même les colonisateurs doivent réintégrer pour contenir les fractures qu’ils ont eux-mêmes provoquées.
Le retour de Tarfaya au giron national en 1958, suivi de celui de la Saguia el-Hamra et du Rio de Oro en 1975 et 1979, ne relève donc pas d’une conquête ou d’un artifice diplomatique. Il s’inscrit dans le prolongement naturel d’une continuité historique et politique que la colonisation n’a jamais pu effacer. Bien au contraire, la colonisation, qu’elle soit espagnole ou française, a repris le fonctionnement de la gouvernance sultanienne pour exercer son pouvoir.
Par Jillali El Adnani / fr.le360.ma/












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