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Le foncier : talon d'Achille de l'agriculture familiale au Maroc


Analyse de la politique hydrique du Plan Maroc Vert suite à la publication du CESE "La petite et moyenne agriculture familiale : Pour une approche mieux adaptée, innovante, inclusive, durable et territorialisée"



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Par Hicham EL AADNANI

Dans le paysage agricole marocain, une fracture béante sépare les exploitations modernes, intensives et connectées aux marchés internationaux, des petites et moyennes exploitations familiales qui luttent pour leur survie. Au cœur de cette disparité se trouve une problématique aussi ancienne que complexe : la question foncière. Alors que le Plan Maroc Vert (PMV) puis la stratégie Génération Green ont insufflé des milliards de dirhams dans le secteur, la structure foncière archaïque et fragmentée demeure le principal obstacle à l'émergence d'une agriculture familiale prospère.
 
Les racines historiques d'un problème structurel
L'histoire agraire du Maroc est marquée par une évolution complexe des régimes fonciers. Les terres collectives, Habous, domaniales et Melk (privées) forment une mosaïque juridique qui complique considérablement la gestion du patrimoine foncier. La colonisation a accentué cette complexité en créant de nouvelles catégories foncières, tandis que les politiques post-indépendance n'ont pas réussi à résoudre ces contradictions historiques. 
 
La structure foncière marocaine, comme le soulignent de nombreux experts, reflète les sédimentations successives de l'histoire du pays, avec des régimes juridiques qui se superposent sans cohérence d'ensemble. Cette situation rend particulièrement difficile toute tentative de modernisation inclusive du secteur agricole.
 
Le morcellement excessif constitue l'un des symptômes les plus visibles de cette crise foncière. Selon des données récentes, la petite et moyenne agriculture familiale représente environ 70% du total des exploitations agricoles marocaines. Nombre d'entre elles sont de petite taille, souvent moins de 5 hectares. Ce morcellement, qui s'amplifie au fil des générations en raison du système d'héritage, condamne ces exploitations à une précarité chronique. Des études indiquent qu'un pourcentage significatif des exploitations de moins de 5 hectares sont en indivision, et une large part des terres de la petite agriculture ne sont pas immatriculées.
 
L'indivision : un héritage qui paralyse
Le problème de l'indivision touche particulièrement les exploitations familiales. Lorsqu'un propriétaire décède, ses terres sont souvent maintenues en indivision entre les héritiers, parfois pendant plusieurs générations. Cette situation paralyse toute initiative de développement. Des témoignages d'agriculteurs, notamment dans des régions comme le Gharb, illustrent cette impasse : des parcelles familiales partagées entre de nombreux héritiers répartis sur plusieurs générations, dont certains vivent à l'étranger ou en ville, rendent impossible tout accord sur un projet d'investissement. Sans titre individuel, l'accès au crédit bancaire est bloqué, contraignant les exploitants à des méthodes de culture traditionnelles et peu rentables.
Cette situation d'indivision généralisée constitue un véritable cercle vicieux : sans titre de propriété clairement établi, pas d'accès au crédit ; sans crédit, pas d'investissement ; sans investissement, pas d'amélioration de la productivité ni des revenus. Et pourtant, les stratégies agricoles successives ont souvent sous-estimé cette réalité fondamentale.
 
Le Plan Maroc Vert : une opportunité manquée pour la réforme foncière
Lancé en 2008, le Plan Maroc Vert (PMV), avec des investissements mobilisés estimés à plus de 100 milliards de dirhams sur une décennie, n'a pas suffisamment abordé la question d'une véritable réforme foncière. Si le Pilier I du plan a effectivement permis l'émergence d'exploitations modernes et performantes, le Pilier II, censé accompagner l'agriculture familiale, n'a pas su lever le verrou foncier. 
 
Des économistes et chercheurs spécialisés en politique agricole soulignent qu'on ne peut moderniser une agriculture familiale sans résoudre la question foncière. Le PMV a distribué des subventions et des équipements, mais sans toucher au cœur du problème, ce qui s'apparenterait à construire un château sur du sable.
 
Les chiffres illustrent cette problématique : sur les montants importants investis dans le cadre du PMV, une part relativement faible a bénéficié directement aux petites exploitations (agriculture solidaire), estimée à environ 14,5 milliards de dirhams, alors que l'agriculture à haute valeur ajoutée en captait près de 99 milliards. Ces petites exploitations représentent pourtant une large majorité des exploitations agricoles du pays. Cette disproportion s'explique en grande partie par l'incapacité structurelle des petites exploitations à mobiliser les financements, faute de garanties foncières.
 
L'impossible accès au crédit : le nœud gordien
Le Crédit Agricole du Maroc (CAM), principal bailleur de fonds du secteur, exige des garanties que la plupart des petits agriculteurs ne peuvent fournir. Sans titre foncier clairement établi, l'octroi de prêts significatifs est quasiment impossible. Les dispositifs alternatifs, comme le microcrédit ou les prêts de campagne, bien qu'utiles, restent souvent insuffisants pour financer une véritable modernisation des exploitations. 
 
De nombreux témoignages d'agriculteurs font état de tentatives infructueuses d'obtenir un crédit pour des améliorations (comme l'irrigation goutte-à-goutte) faute de titre foncier, la terre étant en indivision depuis plusieurs générations avec de nombreux héritiers, rendant la situation administrative inextricable.
 
Le paradoxe est cruel : les exploitations qui auraient le plus besoin de se moderniser pour sortir de la précarité sont précisément celles qui ne peuvent pas accéder aux financements nécessaires. Cette situation explique en grande partie l'efficacité limitée du Pilier II du PMV pour cette catégorie d'agriculteurs, malgré les discours officiels sur ses succès.
 
La melkisation : une solution incomplète
Face à ce constat, l'État a tenté d'accélérer le processus de "melkisation" des terres collectives, notamment pour les terres irriguées. Cette politique vise à transformer les droits d'usage collectifs en droits de propriété privée, afin de faciliter l'investissement et l'accès au crédit.
 
Cependant, cette approche présente des limites importantes. D'une part, elle ne résout pas toujours le problème du morcellement, qui peut même s'accélérer après la privatisation. D'autre part, elle peut conduire à des phénomènes de concentration foncière au profit d'investisseurs extérieurs à la communauté, lorsque les petits attributaires, incapables de valoriser leurs parcelles, finissent par les vendre. Des sociologues ruraux alertent sur le fait qu'une melkisation sans accompagnement adéquat peut accélérer la prolétarisation des petits agriculteurs, qui vendent leurs terres pour résoudre des problèmes immédiats et se retrouvent ensuite sans ressources, grossissant les rangs des travailleurs agricoles précaires ou de l'exode rural.
 
Génération Green : persistance des angles morts
La stratégie "Génération Green 2020-2030", qui a pris le relais du PMV, accorde une place plus importante à l'émergence d'une classe moyenne rurale et à la promotion de l'entrepreneuriat agricole. Toutefois, elle semble ne pas apporter encore de solution structurelle décisive à la question foncière.
 
Le programme d'appui aux coopératives et le renforcement des organisations professionnelles agricoles constituent des avancées positives, mais qui buttent toujours sur le même obstacle : l'insécurité foncière et la fragmentation des exploitations. Des acteurs du développement rural déplorent que l'on cherche à créer une classe moyenne agricole sans traiter la principale cause de pauvreté rurale : l'accès sécurisé au foncier. Cela reviendrait à vouloir construire un édifice en commençant par le toit.
 
Les femmes rurales : doublement marginalisées
La question foncière affecte particulièrement les femmes rurales, qui subissent une double marginalisation. Bien que le droit successoral leur reconnaisse une part d'héritage, dans la pratique, les femmes rurales renoncent souvent à leurs droits sous la pression sociale ou familiale. Des études et témoignages rapportent que des femmes ne reçoivent jamais leur part des revenus des terres familiales, gérées par les hommes sous prétexte d'éviter le morcellement, et se retrouvent parfois à travailler comme journalières sur des terres qui devraient être en partie les leurs. Seulement un faible pourcentage de femmes possèdent des terres agricoles au Maroc. 
 
Cette réalité, souvent insuffisamment prise en compte par les stratégies agricoles successives, contribue à la féminisation de la pauvreté rurale. Les projets spécifiquement destinés aux femmes rurales dans le cadre du PMV ou de Génération Green, comme les unités de valorisation de produits du terroir, ne compensent pas cette inégalité fondamentale d'accès aux ressources foncières.
 
Vers une réforme foncière intégrée : pistes et solutions
Face à l'ampleur du défi, plusieurs pistes de solutions émergent des expériences internationales et des propositions d'experts nationaux : 
 
1. Réforme du cadre juridique de l'indivision : faciliter la sortie de l'indivision par des procédures simplifiées et accessibles aux populations rurales, souvent peu alphabétisées et éloignées des centres administratifs. 
2. Promotion de formes collectives d'exploitation : encourager les groupements d'agriculteurs et les coopératives d'exploitation pour atteindre des échelles économiquement viables, sans nécessairement fusionner les propriétés. 
3. Création d'un marché foncier régulé : mettre en place des dispositifs permettant de fluidifier les transactions foncières tout en protégeant les petits agriculteurs contre la spéculation. 
4. Mécanismes de financement adaptés : développer des produits financiers spécifiques pour les exploitations en situation d'indivision ou disposant de droits d'usage non formalisés. 
5. Technologies de cadastre et digitalisation : accélérer l'immatriculation des terres grâce aux nouvelles technologies de cartographie et de géolocalisation, un processus en cours via l'ANCFCC. 

De l'avis de nombreux consultants en développement agricole, la résolution de la question foncière nécessite une approche holistique, associant réformes juridiques, accompagnement technique et innovations financières. C'est un chantier complexe mais incontournable pour réellement transformer l'agriculture familiale marocaine.
 
Conclusion : au-delà des milliards, la nécessité d'une vision systémique
Le déséquilibre observé dans la répartition des investissements du Plan Maroc Vert (où l'agriculture solidaire a reçu significativement moins que l'agriculture à haute valeur ajoutée) n'est pas simplement le résultat d'un choix politique. Il reflète également l'incapacité structurelle des petites exploitations à absorber les financements disponibles, en raison principalement de leur situation foncière précaire. 
 
La stratégie Génération Green risque de reproduire les mêmes biais si elle ne s'attaque pas frontalement à cette question fondamentale. Les milliards de dirhams investis dans la modernisation agricole continueront à bénéficier principalement aux exploitations déjà sécurisées sur le plan foncier, creusant davantage le fossé entre une agriculture performante, intégrée aux marchés internationaux, et une agriculture familiale condamnée à la subsistance précaire.

Au-delà des discours sur l'agriculture solidaire et la classe moyenne rurale, c'est bien une révolution foncière qu'il faut engager pour que les politiques agricoles marocaines tiennent enfin leurs promesses d'inclusion. Sans cette transformation fondamentale, le talon d'Achille de l'agriculture familiale continuera de fragiliser l'ensemble du secteur agricole marocain, compromettant sa résilience face aux défis climatiques et économiques à venir.
 
Par Hicham EL AADNANI
Consultant en Intelligence Stratégique



Dimanche 18 Mai 2025


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