La « surproduction d’élite » selon Peter Turchin, mode d’emploi
Le concept, au cœur de sa théorie démographique-structurelle, désigne un décalage croissant entre le nombre d’aspirants à des positions d’élite (pouvoir politique, prestige, rentes économiques, capital symbolique) et la quantité réelle de « places » disponibles. Lorsque la file d’attente s’allonge plus vite que le nombre de fauteuils, la compétition intra-élite s’aiguise, les clivages se durcissent, et l’ensemble du système devient instable.
D’où vient cette surproduction ?
Trois moteurs se combinent. D’abord, la massification de l’enseignement supérieur sélectif : droit, économie, politiques publiques, MBA, doctorats. Les systèmes éducatifs produisent des cohortes de diplômés aux codes et ambitions « élite-compatibles ». Ensuite, la rareté des postes réellement décisifs : directions d’administrations, sièges parlementaires, conseils d’administration, offices régaliens, professions à numerus clausus.
Enfin, le faible renouvellement au sommet : l’allongement des carrières et la concentration des rentes ralentissent la rotation des élites en place. Résultat : un excès structurel d’outsiders hautement qualifiés qui peinent à entrer.
Ce déséquilibre ne serait pas problématique si l’économie créait en parallèle de nouvelles « positions de valeur » (innovations, secteurs émergents, décentralisation effective des pouvoirs). Mais dans des contextes de croissance molle, de rentes protégées et de centralisation, les portes restent étroites. La frustration s’accumule chez les aspirants, qui se tournent vers la mobilisation politique, la surenchère idéologique ou la contestation judiciaire pour bousculer l’ordre établi.
Ce que Turchin mesure (ou comment approcher le phénomène)
Le cadre de Turchin est empirique : il propose des séries à suivre plutôt qu’un slogan.
Quelques indicateurs font consensus :
– Rapport aspirants/postes : évolution du nombre de diplômés « élite » par rapport aux créations nettes de postes d’influence (haut encadrement public, professions fermées, sièges politiques).
– Polarisation : fragmentation partisane, baisse de la discipline de vote, multiplication des scissions et « micro-chefferies ».
– Rentes et barrières : poids des licences, concessions, cartels professionnels ; part de richesse captée au sommet.
– Stress fiscal : un État surendetté arbitre mal, achète la paix sociale plus qu’il ne réforme, ce qui fige encore les positions.
– Humeur sociale : fréquence des mobilisations, radicalisation rhétorique, judiciarisation des conflits.
Aucun indicateur isolé n’est décisif ; c’est leur combinaison sur 10 à 20 ans qui dessine la dynamique.
Le mécanisme en chaîne. La mécanique se déroule souvent en quatre temps.
1) Les systèmes éducatifs et les normes sociales fabriquent davantage de profils « élite » que le marché des postes n’en absorbe.
2) Les places stagnent, les insiders verrouillent l’accès, la compétition interne devient féroce. 3) Des fractions de « contre-élites » (outsiders surdiplômés, entrepreneurs politiques, leaders d’opinion) cherchent à coaliser les colères populaires, surtout si les classes moyennes s’appauvrissent.
4) La polarisation grimpe, l’obstruction institutionnelle s’installe, parfois ponctuée d’épisodes de violence ou de bascules électorales abruptes.
L’idée n’est pas neuve dans l’histoire sociale, mais Turchin la formalise et la mesure. On cite souvent la Rome tardorépublicaine : trop d’aristocrates pour un nombre limité de magistratures, d’où guerres civiles.
Sous l’Ancien Régime, la prolifération des offices vénaux a multiplié les segments d’élite concurrents ; en 1789, l’arbitrage fiscal et politique craque.
Plus près de nous, les États-Unis de la « Gilded Age » puis des années 1910-1920 connaissent un afflux d’avocats et de « professionnels de politique », sur fond d’inégalités et de tensions sociales ; s’ensuivent vagues de réformes et épisodes de violence. Ces parallèles ne sont pas des copier-coller : ils servent à comparer des structures, pas à prophétiser.
Forces et limites d’un cadre utile au débat public
La force du concept est d’articuler micro-ambitions et macro-instabilité sans psychologiser la politique. Il permet d’objectiver le débat : combien de places, à quel rythme se renouvellent-elles, quelles barrières forment goulot d’étranglement ? Il ouvre aussi des pistes d’action : créer de nouvelles positions de valeur (innovation, économie de la connaissance, collectivités responsabilisées), accélérer la rotation (limites de mandat, mobilité public/privé encadrée), ouvrir les professions (réformes des numerus clausus, reconnaissance des compétences), déconcentrer la décision (proximité des centres de pouvoir), réduire les rentes (concurrence et transparence).
Ses limites sont réelles. C’est un modèle structurel, pas un oracle : il dit peu du rôle des leaders, des chocs exogènes (pandémies, guerres, percées technologiques) ou des effets culturels. La qualité des données est variable ; certains « excès d’aspirants » relèvent d’une mauvaise allocation plutôt que d’un surnombre absolu. Enfin, la surproduction d’élite peut coexister avec une sous-production d’expertise dans des secteurs techniques, ce qui complique le diagnostic.
Comment s’en servir concrètement
Pour évaluer la trajectoire d’un pays, une grille simple s’impose : comparer sur 15-20 ans la croissance des diplômés élitaires aux créations nettes de postes d’influence ; mesurer la rotation au sommet (âge médian, durée en poste) ; recenser les barrières réglementaires fermant l’accès aux professions ; suivre des indices de polarisation et la santé fiscale ; croiser enfin ces données avec les revenus médians, le coût du logement et l’emploi des jeunes diplômés. Cette approche, chiffrable et reproductible, permet d’éviter les procès d’intention et de poser des questions vérifiables aux décideurs.
En creux, la thèse de Turchin rappelle une évidence trop souvent oubliée : une société stable est une société qui renouvelle ses élites, élargit le champ des opportunités, fractionne les rentes et décentralise les leviers d’action.
À l’inverse, quand les portes restent closes mais que la fabrique des prétendants tourne à plein régime, le système convertit des talents en ressentiment. C’est coûteux, politiquement et économiquement. Mettre des chiffres sur ce mécanisme ne règle pas tout, mais cela clarifie la conversation : le problème n’est pas la soif d’ascension, c’est l’étroitesse des escaliers.












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