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Repas végétarien ou buffle brésilien ?


Rédigé par le Dimanche 9 Avril 2023



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Le café est bondé, en cette soirée du mois sacré du Ramadan. Rachid, le fantasque serveur à la moustache Zapata, me fais signe pour m’indiquer une table au fond de la salle enfumée. Les accoutumés au tabac semblent déterminés à compenser toute la nicotine qui leur a fait défaut pendant la journée de jeûne.
 
- Installes-toi, je t’apporte ta tasse de café. J’ai des questions à te poser.
 
Ce n’est jamais bon signe quand Rachid tient à partager les interrogations qui le taraudent. Divagations et maux de tête assurés.
 
- Qu’est-ce que tu vas me sortir encore, aujourd’hui, vieux pirate ? D’ailleurs, ou on est ton projet d’importer du pétrole russe en contrebande ?
 
- Arrêtes de te moquer, cruel scribouillard, un petit poisson comme moi ne peut pas nager dans une mare à requins. Mais j’ai une meilleure idée, cette fois-ci. Je vais importer des gnous d’Afrique subsaharienne et prétendre que ce sont des buffles du Brésil.
 
- Il te faudra une autorisation pour importer du bétail sur pied, je doute que tu puisses l’obtenir.
 
- Parce que tu crois que je vais les transporter par bateau et les débarquer légalement dans un port ? Tu es naïf. Je t’ai pourtant déjà dit que les étendues océaniques sont la chasse gardée des gros requins, insatiables par ailleurs.

Non, je vais recruter des migrants clandestins subsahariens pour qu’ils convoient mon troupeau de gnous à travers le désert, en passant par Guergarat, heureusement sécurisée par notre armée.

Je renoue avec nos traditions ancestrales de commerce transsaharien. C’est de la géo-économie. Cela dépasse tes capacités d’entendement, pauvre plumitif.
 
- Si ce n’était le Ramadan, j’aurai dit que tu es ivre. Donc, je penche plutôt pour une surconsommation d’herbe hallucinogène. Tu dois changer de dealer, celui qui te fournit actuellement doit sûrement couper son shit avec des barbituriques.
 
- Tu dois lever le nez de tes lectures et regarder la réalité. Et savoir saisir toutes les belles opportunités qu’elle offre aux plus avertis. Mais tout le monde n’a pas la fibre des affaires.
 
- Et qu’elle serait cette réalité que je ne parviens pas à discerner ?
 
- Tu vois le boucher en face du café ? C’est un copain, un passionné de thé à la menthe. Il m’a dit qu’il risque fort de fermer boutique. La viande est devenue si chère que certains de ses clients sont devenus végétariens.

D’autres en achètent moins souvent et, quand ils en achètent, c’est dans des quantités moindres qu’auparavant. Il a tout un stock de marchandise au frigo qu’il a de la peine à écouler. Il est d’accord pour m’acheter de la viande de gnou pour un prix compétitif. Il m’a dit que les clients n’y verront que du feu s’il prétend que c’est du buffle importé du Brésil.
 
- Et pourquoi ne pas acheter directement des buffles brésiliens ?
 
- Et renoncer à la marge bénéficiaire en laissant des riches s’enrichir encore plus en profitant d’une telle aubaine ? Non, j’ai un copain migrant subsaharien, c’est un voisin du quartier. Il m’a assuré que des cousins à lui, qui veulent aussi émigrer, seraient prêts à convoyer un troupeau de gnous à travers le désert. Leurs passeurs connaissent des points d’eau, en chemin, ou ils peuvent abreuver le troupeau. C’est dans le cadre de l’encouragement des échanges Sud-sud et de la promotion du panafricanisme.
 
- Bon, comme je n’ai moi-même pas encore bien digéré mes deux bols de harrira surchargée de céleri et de poids chiches, je vais t’accompagner dans ton délire. Tu sais bien que les Marocains se montrent réticents à consommer la viande de ces vaches ou buffles-je ne sais pas vraiment quel animal est-ce-, qui ont été importés du Brésil. Qu’est-ce qui te fait croire que ta viande de gnou subsaharien va mieux se vendre ?
 
- Je fais le même calcul que notre gouvernement, qui a autorisé l’importation des buffles brésiliens. Les Marocains pauvres, comme moi, n’ont même plus le choix entre manger de la viande de buffle ou devenir végétariens. Même les légumes sont devenus hors de prix.

Ils vont rechigner, pendant quelques temps, à consommer une viande dont ils se méfient, avant de se rappeler que leurs ancêtres ont mangé même des sauterelles en périodes de famine. De toute manière, ils s’estiment déjà heureux de ne pas manger de la viande d’âne ou de chat comme les voisins de l’autre côté du Oued Isly.
 
- Tu me fais peur avec tes propos…
 
- Ne t’inquiètes pas, j’ai quant même des principes que je respecte. En fait, pour tout t’avouer, j’ai bel et bien pensé exporter des ânes et des chats au pays voisin de l’Est. Il paraît que les gens là bas raffolent de leurs viandes. Mais franchement, j’ai eu pitié de nos ânes et nos chats, ils ne méritent quand même pas un tel sort. Et puis ces « chers » voisins sont déjà suffisamment stupides comme ça. Une ingestion excessive de viande d’âne pourrait avoir des conséquences géostratégiques désastreuses.

Pour en revenir à notre marché local, je pense louer une baraque en périphérie urbaine et l’aménager en abattoir clandestin.
Ce qui m’inquiète, c’est que les gnous subsahariens, comme les buffles brésiliens, semblent n’avoir que la peau sur les os. Je vais, donc, commencer par importer un petit lot seulement, pour voir d’abord si l’affaire est rentable ou pas.

Même si je vendais les peaux de gnous aux fabricants de « bendir » et de « taarija », je ne crois pas que je vais rentrer dans mes comptes.
 
Je pose le prix de la consommation sur la table et je regarde Rachid, plongé dans son monde virtuel fait de gnous subsahariens et de gros bénéfices incertains.
 
- Si tu ne grilles pas ce qui te reste de neurones d’ici la fin du Ramadan, je t’offre un sandwich au poulet.
 
- Tu viens de me donner une bonne idée. Il pourrait s’avérer très profitable de lancer un business de pangolins et de chauves-souris chinois évadés de laboratoires, qui, c’est bien connu, aident à renforcer le système immunitaire contre le covid.

Ou de coqs français fuyant la réforme du système des retraites, une viande qui stimule le courage des protestataires contre la hausse des prix.
 
- Assez ! Je déclare forfait. Qu’est-ce que tu as mangé au f’tour ?
 
- Je me suis régalé d’un msemen garni de graisse, en m’imaginant manger des sardines, que je ne peux plus me permettre.





Ahmed Naji
Journaliste par passion, donner du relief à l'information est mon chemin de croix. En savoir plus sur cet auteur
Dimanche 9 Avril 2023

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