Dans les vastes plaines du Gharb, l'image d'un petit agriculteur contemplant son champ de blé desséché à proximité de grandes exploitations irriguant abondamment des cultures de fruits rouges destinées aux marchés européens illustre une problématique centrale de la gestion de l'eau agricole au Maroc. Le Plan Maroc Vert (PMV), lancé en 2008, ambitionnait une transformation profonde du secteur. Il a favorisé d'importants investissements dans les infrastructures d'irrigation modernes pour des cultures à haute valeur ajoutée. Parallèlement, les petites exploitations en zones non irriguées (Bour), dépendantes des aléas climatiques, ont fait face à des défis accrus dans un contexte de sécheresse récurrente.
Après plus d'une décennie de mise en œuvre du PMV, il apparaît que la politique hydraulique a pu exacerber certaines disparités entre les modèles agricoles. Cette situation découle en partie de la conception du plan, articulé autour de deux piliers aux dotations et objectifs distincts : un premier pilier axé sur l'agriculture moderne et compétitive, et un second, orienté vers l'accompagnement solidaire de l'agriculture dans les zones plus marginalisées.
Analyse des allocations budgétaires et de leurs implications
Les données financières du PMV indiquent des orientations claires. Sur une enveloppe globale d'investissements mobilisés significative, une part substantielle a été dirigée vers le Pilier I, notamment pour la modernisation des systèmes d'irrigation dans des zones déjà équipées. Les investissements prévus initialement pour le Pilier I étaient estimés entre 75 et 150 milliards de dirhams, tandis que le Pilier II devait mobiliser entre 15 et 20 milliards de dirhams. Le Pilier II visait à soutenir un nombre important d'exploitations familiales, estimé entre 600 000 et plus de 900 000 selon les documents et les phases du plan.
Cette répartition se traduit par un investissement moyen par bénéficiaire considérablement plus élevé pour les exploitations du Pilier I que pour celles du Pilier II. En 2020, le budget effectivement alloué aux projets du Pilier II se situait autour de 14,5 milliards de dirhams, bénéficiant à environ 730 000 agriculteurs. Cela représente un investissement moyen par bénéficiaire pour le Pilier II nettement inférieur à celui du Pilier I, estimé à plus de dix fois moins.
Cette asymétrie financière suggère une orientation stratégique qui a privilégié le développement de l'agriculture intensive et tournée vers l'exportation, anticipant une croissance rapide du PIB agricole. Cette approche a pu reléguer au second plan les enjeux de subsistance et de résilience des petites exploitations familiales.
L'accès différencié à l'eau d'irrigation
Dans un contexte de stress hydrique croissant au Maroc, l'accès à l'eau d'irrigation est devenu un facteur déterminant pour la viabilité des exploitations. Le PMV a investi massivement dans les infrastructures hydrauliques, en particulier pour soutenir des cultures d'exportation à forte valeur ajoutée comme les tomates, les agrumes ou les avocats.
Ces investissements, bien que contribuant à la modernisation du secteur, ont pu accentuer la vulnérabilité des zones Bour.
Les petits agriculteurs, tributaires des précipitations, se trouvent dans une position de précarité face aux sécheresses récurrentes, affectant leurs rendements, leur sécurité alimentaire et leurs revenus.
La subvention des systèmes d'irrigation goutte-à-goutte, présentée comme une solution d'économie d'eau, illustre une politique aux effets contrastés. Cette technologie a principalement bénéficié aux grandes exploitations capables d'investir et disposant déjà d'un accès sécurisé aux ressources hydriques. Certaines analyses suggèrent que ces systèmes, au lieu de réduire la consommation globale d'eau, ont parfois permis d'étendre les superficies irriguées ou de cultiver des espèces plus gourmandes en eau, bien que plus rentables sur les marchés internationaux.
Les cultures gourmandes en eau face au stress hydrique : le cas de l'avocatier
L'expansion de cultures comme l'avocatier, particulièrement exigeante en eau, met en lumière certaines tensions de la stratégie agricole du PMV. Alors que le Maroc est confronté à un stress hydrique structurel, les plantations d'avocatiers se sont multipliées dans certaines régions pour répondre à la demande internationale. Cette expansion a pu exercer une pression supplémentaire sur des ressources hydriques précieuses, parfois au détriment des cultures vivrières et des besoins des petites exploitations environnantes. Cette orientation vers des productions d'exportation à forte consommation d'eau soulève des questions sur la durabilité et l'équité du modèle agricole, notamment en ce qui concerne la sécurité alimentaire locale et l'accès équitable aux ressources hydriques.
La fracture technologique et ses conséquences sur l'accès à l'eau
L'accès inégal aux technologies d'irrigation modernes a également contribué à creuser les écarts. Les grandes exploitations du Pilier I ont souvent pu bénéficier de systèmes d'irrigation sophistiqués, de stations météorologiques et de technologies de précision pour optimiser l'utilisation de l'eau. En revanche, de nombreux petits exploitants en zones Bour continuent de dépendre de techniques traditionnelles moins efficientes ou des aléas climatiques.
Cette fracture technologique n'est pas seulement une question de moyens financiers. Elle peut aussi refléter des insuffisances dans le système de vulgarisation agricole pour atteindre efficacement les petits agriculteurs des zones marginalisées. Des estimations ont fait état d'un ratio d'un conseiller agricole pour plusieurs milliers de paysans (par exemple, un conseiller pour 1840 agriculteurs dans la région Fès-Meknès), ce qui rend difficile la diffusion à grande échelle des bonnes pratiques de gestion de l'eau, notamment dans les régions reculées.
Quand l'irrigation et les choix de cultures peuvent impacter la vulnérabilité climatique
Bien que le PMV ait eu parmi ses objectifs d'améliorer la résilience de l'agriculture marocaine face au changement climatique, la politique d'irrigation, en concentrant les investissements sur certaines zones et cultures, a pu avoir des effets paradoxaux. Elle a parfois accentué la vulnérabilité des agriculteurs en zones Bour, qui sont pourtant parmi les plus exposés aux effets du dérèglement climatique.
Les petits exploitants des régions montagneuses, des zones de Bour et des oasis sont confrontés à des défis majeurs : ils subissent l'impact direct de sécheresses fréquentes et sévères, tout en disposant de moins de ressources techniques et financières pour s'adapter. Leurs systèmes de production, souvent diversifiés et adaptés aux conditions locales, n'ont pas toujours reçu le soutien nécessaire pour renforcer leur résilience.
Cette situation est d'autant plus notable que ces agriculteurs jouent un rôle important dans la préservation de la biodiversité agricole, la gestion des terroirs et la sécurité alimentaire locale. En ne ciblant pas prioritairement leurs besoins spécifiques en matière d'accès à l'eau, le PMV a pu affecter leurs moyens de subsistance et fragiliser des systèmes agricoles traditionnels qui pourraient constituer des modèles d'adaptation au changement climatique.
La politique de l'eau, reflet d'orientations stratégiques
Au-delà des aspects techniques, la politique d'irrigation du PMV est révélatrice d'orientations stratégiques fondamentales pour le modèle agricole. L'accent mis sur l'agriculture intensive orientée vers l'exportation a conduit à une allocation des ressources hydriques favorisant potentiellement la croissance économique à court terme, parfois au détriment de l'équité sociale et de la durabilité environnementale.
Cette orientation est perceptible dans le traitement des cultures vivrières destinées au marché national, souvent situées en zones non irriguées et donc soumises aux aléas climatiques. La priorisation des produits d'exportation a pu détourner l'attention et les ressources du soutien à une agriculture nourricière résiliente, capable d'assurer la sécurité alimentaire du pays. La crise alimentaire mondiale de 2007-2008, qui avait en partie motivé le lancement du PMV, semble avoir vu ses leçons s'estomper au profit d'une logique productiviste et exportatrice.
Génération Green : vers un changement de paradigme pour l'eau agricole ?
La nouvelle stratégie "Génération Green 2020-2030", qui succède au PMV, affiche une ambition accrue pour le développement durable et l'inclusion, notamment des jeunes agriculteurs. Cependant, les premières orientations ne semblent pas marquer une rupture radicale avec l'approche précédente en matière de gestion de l'eau. La stratégie Génération Green prévoit des investissements importants dans le secteur de l'eau, y compris pour l'irrigation localisée, l'extension et la modernisation des réseaux, ainsi que le dessalement de l'eau de mer.
Les défis structurels liés à l'accès à l'eau pour les petits agriculteurs demeurent : difficultés d'accès au crédit pour financer des infrastructures d'irrigation, problèmes fonciers limitant les investissements hydrauliques, et besoin de renforcement des services de vulgarisation pour diffuser les techniques d'économie d'eau adaptées.
Pour que Génération Green apporte des améliorations significatives par rapport au PMV, une révision approfondie de la politique hydraulique agricole pourrait être envisagée. Cette révision pourrait inclure :
• Une répartition plus équilibrée des investissements dans les infrastructures d'irrigation entre les différentes régions et catégories d'agriculteurs.
• Des programmes spécifiques pour améliorer la résilience hydrique des exploitations en zones Bour, notamment par des techniques de conservation des eaux et des sols.
• Une meilleure intégration des savoirs traditionnels de gestion de l'eau, adaptés aux contextes locaux.
• Une tarification de l'eau agricole qui tienne davantage compte des disparités socioéconomiques entre exploitants et de la rareté de la ressource.
• Un renforcement significatif des services de vulgarisation pour diffuser les bonnes pratiques de gestion de l'eau, en particulier auprès des petits agriculteurs.
Conclusion : vers une gestion plus équitable et durable de l'eau pour l'agriculture marocaine
L'eau est un bien commun dont la gestion équitable conditionne la viabilité de l'agriculture marocaine dans son ensemble. Les déséquilibres constatés dans l'accès à l'irrigation entre les grandes exploitations modernes et les petites fermes familiales peuvent compromettre non seulement la survie de ces dernières, mais aussi la cohésion sociale des territoires ruraux et la durabilité environnementale du secteur.
Une approche plus intégrée de la gestion de l'eau agricole nécessiterait de reconsidérer les priorités stratégiques du développement agricole. Plutôt que d'opposer productivité et équité, ou agriculture d'exportation et agriculture vivrière, le Maroc pourrait gagner à développer une vision qui reconnaisse la complémentarité des différents systèmes de production et la nécessité d'une répartition plus équilibrée et durable des ressources hydriques.
Dans un contexte de raréfaction croissante de l'eau due au changement climatique, cette réorientation n'est pas seulement une question de justice sociale, mais un impératif pour la résilience de l'agriculture marocaine. Les zones Bour, longtemps restées en marge des grands investissements hydriques, pourraient devenir des laboratoires d'innovation pour une agriculture résiliente, économe en eau et adaptée aux contraintes climatiques futures.
L'avenir de l'agriculture marocaine dépendra en grande partie de sa capacité à démocratiser l'accès à l'eau d'irrigation tout en promouvant des pratiques plus économes et durables. Le Plan Maroc Vert, malgré certaines réussites en termes de modernisation, a montré des limites face à ce défi. Il reste à déterminer si la stratégie Génération Green saura tirer les leçons de ces expériences pour construire un modèle agricole véritablement inclusif et durable, où chaque goutte d'eau contribue à une agriculture à la fois productive, équitable et résiliente.
Par Hicham EL AADNANI
Consultant en Intelligence Stratégique