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Rachid veut devenir magistrat à la Cour des comptes


Rédigé par le Vendredi 23 Juin 2023



Écouter le podcast de cet article :


 - Je viens de découvrir ma véritable vocation, le scribouillard. Je vais devenir magistrat à la Cour des comptes !

Une entrée en matière aussi abrupte, sans salutations préalables, ni introduction, est tout à fait dans le style de Rachid, un serveur de café dont je ne souhaite à personne de supporter les bavardages, agrémentés de pics ironiques à la limite de l’impertinence. Mais il s’est vite fait excuser, en me déposant une tasse de café bien corsé avant même que je n’en passe commande. Un jour, je vais lui demander plutôt du thé, juste pour le plaisir de le voir embêté.

- Tu as dû trop forcer sur la bouteille, hier soir, vieux pirate. Tu t’es imaginé en magistrat à la Cour des comptes alors que tu n’as même pas achevé tes études secondaires. Le gros rouge est peut-être bon marché, mais il va t’esquinter les méninges.

- Tu me sous-estimes toujours, le scribouillard, pourtant j’ai toutes les qualités requises pour devenir magistrat à la Cour des comptes.

- Ah bon ! Et quelles sont-elles ?

- Ne dire que des choses positives, même si ce que je vois de mes yeux est désespérant, voir franchement révoltant. C’est un responsable politique de très haut niveau qui l’a dit, un élu du peuple qui plus est.

Ces pauvres magistrats de la Cour des comptes s’imaginaient que ce sont leurs longues années d’études juridiques et financières, leur rigueur, leur objectivité et leur impartialité qui constituent les critères de l’exercice de leurs fonctions.

Personnellement, je n’ai pas eu besoin de consentir autant d’efforts pour apprendre à dire « goulou lâam zine » (dîtes que l’année est bonne). Je passe mon temps à dire à mes clients que tout va bien dans le meilleur des mondes.

Sinon, il y a des petits malins qui vont profiter du discours contraire pour ne pas me laisser de pourboires, ou juste une misère, comme quoi je reconnais moi-même que les choses ne vont pas bien.

Je vois enfin où ce corniaud mal rasé veut en venir. Il veut m’entraîner sur un terrain glissant qui a suscité bien des déboires à des confrères journalistes. Le moins que je risque est de me faire accuser de manquement à la déontologie journalistique par des gens qui ne la connaissent même pas. Je préfère, donc, botter en touche.

- Il faut savoir toujours positiver, en effet, mon cher ami. Le verre n’est pas seulement à moitié vide, il est également à moitié plein.

Le vieux saligaud arbore un large sourire, enlaidi par une dentition à donner des frayeurs à un vampire,  tire une chaise pour s’asseoir à ma table et allume une cigarette.

- Alors, comme ça, je suis ton « cher ami » maintenant ? Sacrés journaleux, vous vous sentez ennuyés dès qu’il question de critiques envers les puissants. Toi aussi tu ferais un bon magistrat à la Cour des comptes. Bois ta tasse de café encore à moitié pleine, elle risque de refroidir.

Je n’allais quant même pas laisser ce malotru se moquer de moi.

- Ton attitude négative est sûrement la source de tous tes malheurs, vieux raté. Le haut responsable politique dont tu parles a seulement dit que les magistrats de la Cour des comptes ne doivent pas s’inspirer de ton exemple et mettre également en valeur les réalisations de l’exécutif.

- D’abord, dis-moi depuis quand les magistrats s’occupent d’autres choses que de problèmes ? N’est-ce pas l’essence même de leur mission que de traiter des manquements à la législation ? Il y a bien des journaleux dénudé de toute moralité et de tout sens de l’éthique pour chanter les louanges des puissants.

Mais quelque part, tu as raison. Qu’y a-t-il à reprocher à ceux qui nous gouvernent ? La vie n’est pas chère, il n’y pas de jeunes diplômés sans emploi et les individus les plus pauvres reçoivent des aides publiques pour subvenir à leurs besoins primaires, comme promis lors de la campagne électorale. Bien sûr, il y a bien eu quelques petites erreurs, mais que celui qui n’a jamais pêché lance la première pierre.

Je savais Rachid particulièrement vicieux, mais je ne le savais pas aussi pervers.

- Tu veux donc devenir magistrat à la Cour des comptes pour fermer les yeux sur les manquements à la loi ? Cela ne te pose aucun problème de conscience ?

- Et pourquoi aurais-je des problèmes de conscience ? Je me réfère à des gens beaucoup plus instruits que moi, qui sont, en outre, très bien payés pour nous raconter des contes de fées. Quel mal y a-t-il à les prendre pour exemples et calibrer mon degré de moralité sur le leur ?

Tiens, par exemple, j’ai demandé à l’imam de mon quartier si il était permit d’immoler un mouton importé d’Espagne à l’occasion de l’Aïd Al Adha. Il est meilleur marché que le mouton marocain, sauf qu’il n’a pas de cornes. Il m’a répondu qu’il suffit de l’amener à la mosquée pour lui faire prononcer la « chahada » (profession de foi du musulman) et son immolation devient alors conforme aux règles de la « chariaâ ». N’est-ce pas, là, faire vraiment preuve d’esprit positif ?

- Rachid, je te le dis en ami, continues à blasphémer de la sorte et tu iras rôtir dans les flammes de la géhenne.

- J’y serais, alors, en très bonne compagnie, avec le gotha des fraudeurs fiscaux et autres émetteurs de chèques en bois.

Je pose le prix de la consommation sur la table et je m’empresse de décamper sans dire au revoir. Je ris intérieurement, toutefois, à l’image de Rachid servant le café aux âmes damnés, qui vont trouver moins cruelles les feux de l’enfer que sa langue de vipère.      
 





Ahmed Naji
Journaliste par passion, donner du relief à l'information est mon chemin de croix. En savoir plus sur cet auteur
Vendredi 23 Juin 2023

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