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Réparer, construire, démanteler : la triple vocation du Maroc en matière navale


Rédigé par Hind Ed-dbali le Mercredi 7 Mai 2025

À l'intersection des routes maritimes majeures et bénéficiant d'une façade maritime exceptionnelle sur l'Atlantique et la Méditerranée, le Royaume du Maroc poursuit méthodiquement sa transformation en hub maritime régional d'envergure. Au-delà des infrastructures portuaires développées cette dernière décennie, notamment avec le complexe Tanger Med, un phénomène moins médiatisé mais tout aussi stratégique prend forme : l'émergence d'un écosystème industriel naval complet. Cette ambition tripartite, couvrant réparation, construction et démantèlement, constitue un nouveau pilier de la souveraineté maritime marocaine et mérite une analyse approfondie.



La réparation navale : fondation d'une compétence industrielle maritime

La réparation navale constitue historiquement l'activité la plus développée du triptyque maritime marocain. Enracinée dans une tradition qui remonte à l'époque des Chantiers Navals Marocains (CNM) de Casablanca, cette compétence industrielle s'est progressivement structurée et internationalisée. Le tournant majeur s'est opéré en 2011-2012 avec l'arrivée du groupe néerlandais Damen Shipyards, qui a repris la gestion des installations casablancaises.

Cette implantation d'un acteur international a indéniablement dynamisé le secteur. Les formes de radoub existantes à Casablanca, dont certaines remontent à l'époque coloniale mais ont été modernisées, permettent aujourd'hui d'accueillir des navires jusqu'à 190 mètres et 30 000 tonnes pour les plus grandes infrastructures. Un potentiel considérable quand on sait que les ports marocains voient transiter annuellement plus de 180 millions de tonnes de marchandises, notamment via Tanger Med qui s'impose comme premier port à conteneurs d'Afrique avec plus de 10 millions d'EVP.

L'offre de réparation navale marocaine cible quatre segments distincts mais complémentaires. Premièrement, les navires de commerce faisant escale dans les ports nationaux constituent une clientèle naturelle. La proximité du détroit de Gibraltar, où transitent annuellement plus de 120 000 navires, représente un potentiel commercial indéniable. Les armateurs peuvent optimiser leurs opérations en programmant des maintenances lors d'escales commerciales, réduisant ainsi les temps d'immobilisation improductifs.

Deuxièmement, la flotte nationale de pêche génère une demande structurelle. Avec plus de 20 000 embarcations officiellement enregistrées, des sardiniers traditionnels aux chalutiers hauturiers modernes, le Maroc dispose d'une des plus importantes flottes de pêche d'Afrique. Cette activité fournit un socle stable d'opérations de maintenance, permettant aux chantiers de maintenir une activité régulière, particulièrement dans des pôles comme Agadir où se concentrent de nombreuses unités.

Troisièmement, les navires militaires et gouvernementaux représentent un segment stratégique. La Marine Royale, dont la flotte ne cesse de se moderniser et de s'étoffer, privilégie naturellement les installations nationales pour ses opérations de maintenance régulière. Cette demande institutionnelle permet le développement et la préservation de compétences techniques cruciales sur des systèmes complexes.

Enfin, les navires de servitude portuaire – remorqueurs, baliseurs, pilotines – dont le nombre augmente proportionnellement au développement portuaire national, nécessitent des interventions régulières et techniques qui constituent une source d'activité prévisible et récurrente.

Malgré ces perspectives encourageantes, le secteur fait face à une concurrence régionale acharnée. Les chantiers navals de Las Palmas aux Canaries, ceux de Gibraltar ou encore les installations méditerranéennes espagnoles et portugaises disposent d'avantages historiques et technologiques. Le différentiel de coût de main-d'œuvre, longtemps favorable au Maroc, s'étiole face à l'automatisation croissante des processus de maintenance et aux exigences de certifications internationales toujours plus strictes.

La formation constitue d'ailleurs un défi majeur. Si l'Institut Supérieur d'Études Maritimes (ISEM) et l'Office de la Formation Professionnelle et de la Promotion du Travail (OFPPT) développent des cursus spécialisés, l'accélération technologique du secteur naval exige une actualisation constante des compétences, particulièrement dans des domaines comme l'électronique marine, les systèmes de propulsion avancés ou les revêtements techniques.

La construction navale : une renaissance stratégique ciblée

Si la réparation constitue le socle, la construction navale marocaine connaît aujourd'hui une renaissance prudente mais déterminée. Historiquement limitée à des unités modestes – barges, petites embarcations – cette activité se restructure aujourd'hui autour de segments stratégiques où le Royaume peut développer des avantages compétitifs.

Le premier axe concerne les navires de pêche, segment naturellement prioritaire pour un pays où le secteur halieutique représente près de 2% du PIB. Le Plan Halieutis, lancé en 2009, a catalysé la modernisation de la flotte nationale, créant une demande substantielle en nouvelles unités. Des chantiers privés, principalement à Agadir et Casablanca, se sont spécialisés dans la construction de chalutiers modernes de 12 à 25 mètres, de sardiniers adaptés aux spécificités des pêcheries atlantiques marocaines, et de palangriers répondant aux normes internationales de sécurité et d'hygiène.

Cette spécialisation permet aux constructeurs locaux de développer un savoir-faire distinctif, intégrant les connaissances traditionnelles des pêcheurs marocains aux technologies contemporaines. La proximité géographique avec les armateurs facilite par ailleurs une personnalisation poussée des unités, avantage concurrentiel face aux constructeurs étrangers standardisés.

Le second axe de développement concerne les navires de servitude portuaire. L'expansion rapide des infrastructures portuaires marocaines – Tanger Med, Nador West Med en développement, modernisation de Casablanca, Jorf Lasfar et Agadir – génère une demande soutenue en unités spécialisées : remorqueurs, pilotines, barges de services, navires antipollution. Cette flotte d'appui, moins médiatisée que les grands navires commerciaux, constitue néanmoins un marché substantiel, estimé à plusieurs centaines de millions de dirhams annuellement.

Les chantiers marocains, souvent en partenariat technologique avec des acteurs internationaux comme Damen, développent progressivement leurs capacités dans ce segment. La construction locale de remorqueurs portuaires de 30 à 70 tonnes de bollard pull représente un objectif industriel réaliste à moyen terme, réduisant la dépendance actuelle aux importations tout en développant des compétences transférables.

Le troisième axe, plus embryonnaire mais stratégiquement crucial, concerne les petites unités navales destinées à la surveillance maritime. La Marine Royale et la Gendarmerie Maritime, confrontées à des défis croissants (migration irrégulière, pêche illicite, trafics), nécessitent une flotte de patrouilleurs côtiers et vedettes d'intervention rapide. La construction locale de ces unités, potentiellement en transfert de technologie avec des partenaires internationaux qualifiés, permettrait non seulement de répondre aux besoins souverains mais également de développer des compétences dans la construction d'unités complexes.

La construction navale marocaine fait néanmoins face à des défis structurels significatifs. La dépendance aux équipements importés – moteurs, systèmes électroniques, équipements hydrauliques – grève la compétitivité des unités produites localement. L'accès au financement demeure problématique pour les armateurs, particulièrement dans le secteur de la pêche artisanale, limitant la demande potentielle. Enfin, la concurrence internationale, notamment turque et espagnole dans le segment des navires de pêche, et asiatique dans celui des navires de servitude, impose une course à la compétitivité et à l'innovation.

Le démantèlement naval : positionnement sur une filière d'avenir

La dimension la plus prospective mais potentiellement la plus transformative de la stratégie navale marocaine concerne le démantèlement des navires en fin de vie. Ce segment, quasi-inexistant actuellement au Maroc sous forme industrielle normalisée, présente néanmoins des perspectives considérables à l'aune des évolutions réglementaires internationales.

La Convention de Hong Kong adoptée en 2009 par l'Organisation Maritime Internationale, dont l'entrée en vigueur approche, impose des standards drastiquement plus élevés pour le recyclage des navires. Les pratiques traditionnelles d'échouage sur plage pratiquées en Asie du Sud (Bangladesh, Inde, Pakistan), où sont actuellement démantelés plus de 70% du tonnage mondial, deviennent progressivement incompatibles avec les exigences environnementales et sociales internationales.

Parallèlement, le Règlement Européen sur le recyclage des navires (EU Ship Recycling Regulation) contraint les navires battant pavillon européen à être démantelés exclusivement dans des installations agréées répondant à des critères stricts. Cette évolution réglementaire crée une demande structurelle pour des sites de démantèlement conformes, opportunité que le Maroc pourrait saisir.

Sa position géographique, à la confluence des routes maritimes majeures et à proximité immédiate de l'Europe, constitue un atout déterminant. Les navires en fin de vie pourraient être recyclés au Maroc sans déviation majeure de leurs dernières routes commerciales, générant des économies significatives pour les armateurs. Le potentiel est considérable : environ 1 000 navires commerciaux majeurs sont démantelés annuellement dans le monde, représentant près de 30 millions de tonnes de jauge brute.

L'établissement d'une filière de démantèlement conforme aux standards internationaux nécessiterait cependant des investissements initiaux substantiels. Les installations requises – docks dédiés, systèmes de confinement des polluants, équipements de découpe et de manutention spécialisés – représentent un coût estimé entre 50 et 100 millions d'euros pour une unité de capacité moyenne. La complexité technique et réglementaire implique par ailleurs une expertise pointue, notamment dans la gestion des substances dangereuses comme l'amiante, les PCB ou les résidus d'hydrocarbures.

Malgré ces défis, le démantèlement naval présente un potentiel économique significatif. Au-delà des emplois directs créés, estimés entre 200 et 400 postes pour une installation de taille moyenne, cette activité générerait des externalités positives importantes pour l'industrie locale. L'acier récupéré pourrait alimenter la sidérurgie nationale, réduisant la dépendance aux importations. Les équipements récupérables (moteurs auxiliaires, pompes, génératrices, équipements de pont) pourraient être reconditionnés et commercialisés, créant une filière d'économie circulaire à forte valeur ajoutée.

La vision intégrée : vers un écosystème naval complet

La force du modèle marocain en développement réside dans l'intégration potentielle de ces trois dimensions – réparer, construire, démanteler – au sein d'un écosystème industriel cohérent. Cette approche holistique, encore embryonnaire mais structurante dans la vision stratégique du Royaume, génère des synergies techniques, économiques et stratégiques significatives.

Sur le plan technique, les compétences développées en réparation navale constituent un socle transférable vers la construction et le démantèlement. Les techniques de découpe, de soudure, de traitement des surfaces ou de gestion des systèmes embarqués sont largement mutualisables entre ces activités. Cette polyvalence permettrait une mobilité de la main-d'œuvre selon les cycles d'activité, optimisant l'utilisation des ressources humaines qualifiées.

Sur le plan économique, l'intégration verticale permet d'envisager des circuits courts vertueux. L'acier récupéré lors du démantèlement pourrait être réutilisé dans la construction ou la réparation navale, réduisant les coûts d'approvisionnement tout en améliorant l'empreinte environnementale. Cette circularité s'étend aux équipements reconditionnés et aux sous-ensembles recyclables, créant un écosystème industriel autosuffisant sur certains segments.

Sur le plan stratégique, cette triple compétence renforce considérablement l'attractivité du Maroc comme place maritime globale. Un armateur pourrait ainsi envisager de faire construire un navire au Maroc, d'y réaliser ses maintenances régulières durant son cycle d'exploitation, puis d'y organiser son démantèlement en fin de vie, créant une relation de long terme mutuellement avantageuse.

L'État marocain joue un rôle déterminant dans la structuration de cet écosystème. Au-delà des investissements directs dans les infrastructures, la définition d'un cadre réglementaire et fiscal incitatif stimule les investissements privés. Le soutien à la formation spécialisée, via des partenariats entre établissements d'enseignement et industriels, permet de développer un capital humain différenciant. Enfin, la diplomatie économique royale facilite l'attraction d'investisseurs internationaux porteurs de savoir-faire et d'innovation.

Conclusion

Le développement d'une industrie navale complète représente pour le Maroc bien plus qu'une simple opportunité économique sectorielle. Il s'agit d'un levier de souveraineté maritime, d'ascension dans les chaînes de valeur industrielles et de positionnement géostratégique.

Si la réparation navale constitue aujourd'hui la composante la plus mature, les perspectives de développement en construction ciblée et démantèlement écologique dessinent un avenir prometteur. Cette constellation d'activités complémentaires pourrait générer entre 5 000 et 10 000 emplois directs à l'horizon 2030, avec un effet multiplicateur sur l'économie maritime nationale.

L'ambition navale marocaine s'inscrit parfaitement dans la vision stratégique plus large du Royaume : affirmer son leadership régional tout en développant une économie résiliente, innovante et souveraine. La mer, longtemps perçue comme une frontière, devient progressivement un territoire d'expansion pour l'économie et l'influence marocaines.

Dans un contexte global marqué par des tensions sur les chaînes d'approvisionnement et une régionalisation croissante des flux commerciaux, le positionnement du Maroc comme hub naval intégré au carrefour de l'Europe et de l'Afrique constitue indéniablement un avantage stratégique différenciant pour les décennies à venir.





Mercredi 7 Mai 2025

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