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La redistribution comme récit national

Pourquoi la justice sociale ne progresse jamais sans un “nous” partagé


Par Adnan Debbarh

Dans cette chronique stimulante, Adnan Debbarh interroge un paradoxe central de notre temps : alors que les outils de la redistribution sont connus, documentés et éprouvés, la justice sociale peine à s’imposer durablement dans les sociétés.

S’appuyant sur le Rapport sur les inégalités mondiales 2026 et sur les apports de Rawls, Habermas et Ricœur, il montre que l’obstacle n’est pas d’abord économique, mais narratif et politique.

Sans un « nous » partagé, sans un récit collectif capable de donner sens à l’effort et à la contribution, la redistribution reste fragile, perçue comme contrainte ou faveur. Le cas marocain, analysé avec finesse, illustre ce malentendu profond entre solidarité verticale et pacte civique horizontal.



Le Rapport sur les inégalités mondiales 2026* est l’un de ces documents qui ne laissent guère de place au doute.

Les chiffres sont massifs, cohérents, convergents.

La concentration du patrimoine atteint des niveaux historiques, l’accès au capital humain est fracturé à l’échelle planétaire, la fiscalité devient régressive au sommet et la crise climatique apparaît désormais indissociable de la propriété du capital.
 

Le monde n’est pas seulement inégal : il est structuré pour produire et reproduire l’inégalité.

Et pourtant, malgré cette accumulation de preuves, une question persiste, lancinante : pourquoi ces diagnostics, aussi solides soient-ils, peinent-ils à se traduire en projets politiques pleinement appropriés par les sociétés ?
 

Pourquoi la redistribution, pourtant identifiée comme efficace, demeure-t-elle partout fragile, contestée, instable ?

La réponse n’est pas seulement économique. Elle passe aussi par un récit fédérateur.


Quand la redistribution devient techniquement juste mais politiquement orpheline

Lorsque les 0,001 % les plus riches détiennent plus de patrimoine que la moitié de l’humanité, lorsque l’écart éducatif atteint un ratio de 1 à 40 entre régions du monde, lorsque les ultra-riches paient proportionnellement moins d’impôt que les classes moyennes…
Lorsque les 0,001 % les plus riches détiennent plus de patrimoine que la moitié de l’humanité, lorsque l’écart éducatif atteint un ratio de 1 à 40 entre régions du monde, lorsque les ultra-riches paient proportionnellement moins d’impôt que les classes moyennes…

Le rapport montre avec précision que les outils existent : fiscalité progressive, transferts sociaux, investissement dans l’éducation et la santé, correction des biais du système financier mondial.

Il montre aussi qu’ils ont fonctionné, historiquement, là où des coalitions politiques stables ont pu se former.
 

Mais il documente simultanément leur affaiblissement contemporain : fragmentation des électorats, dissociation entre revenu, diplôme et territoire, montée des fractures urbain–rurales, concentration du financement politique entre les mains des plus riches.

Autrement dit, la redistribution ne bute pas sur un déficit de solutions, mais sur un déficit de sens partagé.
 

C’est ici que l’économie rencontre la philosophie politique. Et que la question cesse d’être « combien redistribuer ? », pour devenir : au nom de quoi redistribuer ?


Rawls : une redistribution sans justification publique est une redistribution fragile

John Rawls rappelait une chose essentielle : une société n’accepte durablement l’inégalité, ou sa correction, que si elle peut en comprendre la justification morale.

L’inégalité n’est tolérable que si elle améliore réellement la condition des moins favorisés et si l’égalité des chances est effective, non fictive.
 

Or, ce que révèle le rapport, c’est précisément l’effritement de cette justification. Lorsque les 0,001 % les plus riches détiennent plus de patrimoine que la moitié de l’humanité, lorsque l’écart éducatif atteint un ratio de 1 à 40 entre régions du monde, lorsque les ultra-riches paient proportionnellement moins d’impôt que les classes moyennes, la promesse rawlsienne se brise.
 

La redistribution devient alors non pas un ajustement légitime, mais une tentative de réparation tardive, parfois vécue comme arbitraire.

Sans récit de justice partagé, elle apparaît comme une contrainte, non comme un pacte.


Habermas : sans espace public crédible, la redistribution reste un décret

Le rapport identifie un autre verrou majeur : la désagrégation des coalitions redistributives. Les classes populaires ne votent plus d’un même bloc ; les élites éducatives et économiques ne se superposent plus ; les territoires ne partagent plus la même expérience sociale.
 

Habermas permet d’en comprendre la portée : la légitimité politique ne naît pas de la vérité statistique, mais de la délibération reconnue comme juste.

Lorsque l’espace public est fragmenté, lorsque la parole collective ne produit plus de consensus minimal, les politiques redistributives, même fondées, apparaissent comme imposées.
 

La redistribution devient alors une décision technocratique, parfois nécessaire, rarement mobilisatrice. Elle corrige sans fédérer. Elle compense sans rassembler.


Ricœur : une société redistribue quand elle sait encore se raconter

C’est ici que Paul Ricœur apporte l’éclairage décisif. Une société tient par une identité narrative : non pas un récit officiel figé, mais une capacité collective à se dire ce qu’elle est, ce qu’elle doit, et ce qu’elle espère devenir.
 

Le Rapport sur les inégalités mondiales 2026 décrit un monde qui sait mesurer, comparer, projeter. Mais il dit peu comment les sociétés peuvent s’approprier ces constats sans se fragmenter davantage. *

Or, sans récit partagé, la redistribution devient un geste sans mémoire et sans horizon.

Redistribuer, ce n’est pas seulement transférer des ressources. C’est reconnaître, réparer, projeter. C’est dire à une société : ce que nous faisons ensemble vaut l’effort demandé à chacun.


Le Maroc : quand le récit existe… mais que sa traduction le trahit

Lorsque le Roi a lancé le projet d’État social, il ne l’a pas fait sans récit. Il lui a donné une armature symbolique claire : la solidarité comme valeur religieuse fondatrice.

Dans l’imaginaire marocain, l’Islam n’est pas seulement une foi ; il est une éthique de la solidarité, du soin porté au faible, de l’obligation morale envers l’autre.
 

Mais ce récit, une fois descendu dans les strates administratives, a subi une déformation majeure.

Fidèle à ses réflexes historiques, l’administration marocaine a inscrit la redistribution non pas dans un registre contractuel moderne, mais dans une logique maussienne du don : l’État donne et le bénéficiaire est implicitement tenu par une contrepartie, non pas productive ou citoyenne, mais symbolique et relationnelle, une forme de loyauté passive envers l’autorité.

Ce glissement est décisif. Il transforme la redistribution : d’un droit fondé sur la citoyenneté, en une faveur conditionnelle, administrée, discrétionnaire, parfois humiliante.

Lorsque l’État redistribue sous forme de dons, il instaure une relation asymétrique où le bénéficiaire est placé dans une position de dépendance symbolique.

Cette logique, loin de renforcer la confiance dans les institutions, alimente au contraire une perception de l’État comme un acteur arbitraire, dont les actions ne relèvent pas d’un contrat social équitable, mais d’une forme de bienveillance sélective.

Dans ce contexte, la méfiance de la population à l’égard de l’impôt n’a rien d’irrationnel. Elle est au contraire la conséquence directe d’un système où la contribution fiscale n’est pas perçue comme un pilier d’un pacte collectif, mais comme une exigence unilatérale, dépourvue de transparence et de réciprocité.
 

Pourquoi accepter de financer un État qui redistribue sous forme de dons, exige une loyauté implicite, et ne garantit ni équité visible ni reddition des comptes ?"
 

Dès lors, l’évitement fiscal, la recherche d’aides par des voies détournées, l’informalité ne sont pas des déviances culturelles.

Elles sont des stratégies de protection face à un État vécu moins comme partenaire que comme inéquitable.

  • C’est ici que le malentendu est total :
  • l’État attend de la solidarité verticale,
  • la société attend un pacte horizontal.

La redistribution comme enjeu de refondation narrative

Le point aveugle, au Maroc comme ailleurs, est là :
la justice sociale n’est jamais qu’une politique publique ; elle est toujours aussi une narration collective.

Le Maroc n’a pas besoin d’un nouveau récit. Il a besoin d’un changement de grammaire :
 

  • Passer du don à la contribution,
  • de la soumission symbolique à la responsabilité,
  • de la faveur à l’égalité devant la règle.
 

Un pays redistribue durablement lorsqu’il parvient à dire :

- Pourquoi l’effort est nécessaire,

- Comment il s’inscrit dans une histoire partagée,

- Et en quoi il prépare un avenir commun.
 

À défaut, il additionne des mesures sans fabriquer de sens. Il corrige sans refonder. Il gère sans rassembler.

Le Rapport sur les inégalités mondiales 2026 nous donne une grammaire puissante de la justice économique. Il nous rappelle que les outils existent, que les marges sont réelles, que l’inaction est un choix politique.
 

Mais il laisse ouverte, et c’est à chaque société d’y répondre, la question la plus décisive :

Quel récit sommes-nous capables de produire pour que la redistribution cesse d’être un don vertical et devienne un pacte civique ?

Car, au fond, une société ne redistribue jamais seulement pour réduire des écarts.
 

Elle redistribue lorsqu’elle croit encore en elle-même et lorsqu’elle se parle enfin comme une communauté de citoyens, non comme une chaîne d’obligations silencieuses.
 

* C’est un rapport académique international, produit par un laboratoire de recherche indépendant, mais inscrit dans l’écosystème onusien et européen pour ce qui concerne le financement et la diffusion.

PAR ADNAN DEBBARH/QUID.MA




Mardi 30 Décembre 2025


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