Dans les villes marocaines, le bus, le tram, le taxi collectif ou encore le train régional sont bien plus qu’un moyen de transport : ce sont des révélateurs du vivre-ensemble, ou plutôt, de ses défaillances. L’étude du Centre Marocain pour la Citoyenneté (CMC), publiée en mai 2025, le confirme avec une rigueur troublante : les transports publics concentrent une grande partie des comportements inciviques que les Marocains dénoncent chez eux-mêmes.

Plus de la moitié des personnes interrogées, soit 54,8 %, expriment leur insatisfaction face au comportement des usagers dans les transports publics, contre seulement 7,4 % qui s’en déclarent satisfaits.

Les critiques portent sur une absence de civilité, telle que le refus de céder sa place, les conversations à voix haute ou le fait de griller les files. Elles dénoncent également une agressivité latente marquée par les bousculades et les remarques désobligeantes, ainsi qu’une saleté persistante avec des déchets au sol, des chewing-gums collés et des crachats.

Enfin, le harcèlement des femmes, particulièrement lors des périodes d’affluence, est fréquemment évoqué. Autant d’éléments qui témoignent d’un climat délétère où la promiscuité s’accompagne d’un sentiment d’insécurité, de désorganisation et de mépris mutuel.

L’expérience chaotique ne commence pas dans le véhicule, mais dès l’attente à l’arrêt. Peu d’abribus, signalétique déficiente, files non respectées. L’étude souligne que 46,2 % des Marocains interrogés dénoncent le non-respect des files d’attente dans l’espace public.

Ainsi, le principe d’attendre son tour, base élémentaire du civisme, semble encore largement étranger à nos pratiques collectives. Certains “grillent” ostensiblement, d’autres protestent mollement, beaucoup s’y résignent. Le plus fort (ou le plus rapide) passe d’abord. Le reste subit. Un microcosme du désordre généralisé.

Pour une grande partie des citoyens, les transports publics ne sont pas un choix, mais une obligation. 37,8 % des répondants disent les utiliser comme mode principal de déplacement. Cette dépendance, combinée à un service souvent mal organisé (retards, surcharge, vétusté), engendre frustration, tensions et comportements agressifs.

Dans ce contexte, le respect des autres devient un luxe, une exception plus qu’une règle. Quand les nerfs sont à vif et l’espace rare, le civisme se dissout dans la foule.

Les taxis ne sont pas en reste. Le rapport du CMC indique que 73 % des répondants critiquent fortement les pratiques des chauffeurs de taxi, notamment dans les zones touristiques : refus d’utiliser le compteur, sélection des clients, surfacturation, absence de courtoisie.

Mais au-delà du problème tarifaire, ce sont les règles de base de la cohabitation qui s’effondrent : absence de ceintures, surcharge, vitesses excessives, musique forte, conversations téléphoniques à haut volume. Le client n’est plus un passager, mais un intrus toléré.

Dans certaines villes comme Rabat ou Casablanca, le tramway offre un modèle plus structuré, avec des arrêts clairs, des annonces sonores, une surveillance minimale. Mais même là, les comportements dérivent : passagers mangeant à bord, insultes, occupation des sièges pour handicapés, etc.

Preuve que l’infrastructure ne suffit pas à elle seule : sans un encadrement social et éducatif, le matériel le plus moderne peut être saboté par des comportements archaïques.

Au-delà de l’inconfort, ce climat a un coût humain, social et économique considérable. Il détériore la qualité de vie, décourage l’usage des transports propres, renforce la voiture individuelle, accroît les embouteillages, l’insécurité routière, et mine la confiance dans les services publics.

Il alimente aussi un sentiment d’injustice et d’abandon, surtout parmi les jeunes et les classes populaires. Car les incivilités dans les transports reflètent une société où l’ordre collectif semble facultatif, voire suspect.

Le rapport du CMC recommande une action multiforme pour améliorer les comportements dans les transports publics. Parmi les mesures proposées figurent : l’éducation au civisme dès l’école, à travers des simulations pratiques ; la présence visible d’agents régulateurs aux heures de pointe ; l’installation de vidéosurveillance assortie d’amendes dissuasives contre les comportements violents ou incivils ; des campagnes régulières de sensibilisation à la civilité dans les transports ; ainsi qu’une amélioration de la qualité des services, notamment en matière de ponctualité, de propreté et d’accessibilité.

En outre, le rapport préconise la valorisation des bons comportements par des incitations symboliques.

Mais surtout, le Maroc doit cesser de traiter ses usagers comme des « charges » et commencer à les considérer comme des citoyens. Cela implique un changement fondamental dans la gestion urbaine, avec une approche plus inclusive, plus humaine et plus digne.

Les transports publics ne sont pas qu’un enjeu de mobilité. Ils sont une école de la citoyenneté. Dans chaque bus, chaque station, chaque interaction, se joue une scène de notre capacité à vivre ensemble.

Tant que le respect mutuel n’est pas au cœur du système, la modernisation des réseaux restera superficielle. Un bus climatisé ne remplace pas un regard bienveillant. Une ligne de tramway ne suffit pas à créer une culture du silence, du partage, du respect.

Si le Maroc veut construire une mobilité moderne, il lui faudra d’abord reconstruire un pacte civique. Pas dans les discours, mais dans les gestes.