Imen chaanbi : Consultante en géopolitique et veille stratégique Secrétaire exécutive au sein de l’ONG Médiateurs Internationaux Multilingues
Le pays se retrouve ainsi divisé entre deux projets antagonistes : d’un côté, un projet autoritaire porté par un régime militaire accusé de vouloir militariser la Libye ; de l’autre, un pouvoir civil en apparence, mais largement noyé dans un réseau de milices qui le fragilise et le discrédite.
De Benghazi à Tripoli, la crise libyenne tourne en rond. Malgré les conférences, les médiations et les allers-retours diplomatiques entre capitales étrangères, aucune solution durable n’émerge. Chaque camp s’accroche au pouvoir, consolide ses positions, arme ses partisans, et dessine la carte de son influence.
Les contestations populaires, combinées à la crise sécuritaire chronique qui secoue Tripoli , ont créé un vide institutionnel et un climat de défiance envers les autorités en place. Dans ce contexte de fragmentation et d'absence de structures étatiques solides, l'islam politique a trouvé un terrain propice à son émergence et à sa consolidation en Libye.
L’Est de la Libye : un projet militaire structuré autour d’Haftar
Khalifa Haftar, chef de l’Armée nationale libyenne (ANL), s’appuie sur une armée de plus de 120 000 hommes, formée à partir des reliquats du régime de Kadhafi et d’une militarisation croissante de la Cyrénaïque. Son autorité s’étend sur la majorité de l’Est et du Sud du pays, avec un réseau de bases militaires terrestres et aériennes modernes dans l’est et dans le sud, notamment à Benghazi, Jufra, Tobrouk, Sebha et Koufra . À noter que la base aérienne de Maaten al-Sarra, située près des frontières du Tchad et du Soudan, accueille actuellement des forces russes et syriennes. Réactivée en 2024, la base militaire de Maaten al-Sarra, située dans le sud-est de la Libye près de Koufra, est en passe de devenir un hub logistique clé pour les opérations russes en Afrique. Moscou y voit un point d’ancrage stratégique pour projeter sa puissance vers le Sahel, notamment le Mali et le Burkina Faso tout en sécurisant ses routes d’influence vers le Soudan et la Corne de l’Afrique.
Ce positionnement confirme l’intérêt croissant de la Russie pour les frontières libyennes comme porte d’entrée continentale.
Haftar contrôle par ailleurs l’essentiel du croissant pétrolier libyen, comprenant les principaux ports et champs pétroliers de Ras Lanuf, Sidra, Brega, Zueitina, ainsi que celui d’Al Sharara . Ces installations assurent la majorité des revenus du pays.
Ces champs pétroliers restent administrativement supervisés par la National Oil Corporation (NOC), dont le siège est à Tripoli. Leur sécurité est assurée par une force conjointe composée de gardes des installations pétrolières et de divers groupes armés locaux. Certains de ces groupes sont nominalement affiliés au gouvernement de Dbeibah, tandis que d'autres sont rattachés à Haftar, ou coopèrent ponctuellement avec lui selon les circonstances.
L’Ouest de la Libye : une gouvernance civile sous tension
Depuis la nomination d’Abdelhamid Dbeibah à la tête du Gouvernement d’unité nationale (GUN), la question de la gouvernance sécuritaire à Tripoli demeure profondément fragile. Malgré le fait qu’il se soit réservé le portefeuille de la Défense, Dbeibah ne dispose pas d’une armée régulière unifiée. Cette absence d’un commandement militaire cohérent fragilise sa position et illustre la persistance de la fragmentation sécuritaire en Libye.
La récente démission de son chef d’état-major, le général Mohamed al-Haddad, ainsi que de son adjoint Salah al-Din al-Namroush, à la suite des affrontements violents dans la capitale, souligne la volatilité du commandement militaire officiel. En réalité, Dbeibah dépend largement d’un réseau complexe de milices dont la loyauté est fluctuante et souvent conditionnée à des intérêts ponctuels.
L’assassinat d’Abdel Ghani al-Kikli, alias « Gheniwa », figure emblématique de la sécurité à Tripoli, a accentué cette instabilité. Considérée comme une « sécurité complexe » par le gouvernement, cette tragédie a conduit le Premier ministre à démanteler les Forces de soutien à la stabilisation, une structure sur laquelle il comptait initialement. Cette décision a exacerbé ses tensions avec d’autres forces armées, notamment la Force spéciale de dissuasion dirigée par Abdul Raouf Kara, ancien allié devenu adversaire, mettant en lumière la rivalité croissante entre factions.
Militairement, le gouvernement s’appuie aujourd’hui sur la 444e brigade de combat, la Force d’opérations conjointes de Misrata et diverses formations armées, telles que le 55e bataillon. Ce socle militaire est renforcé par un soutien extérieur significatif, principalement turc, qui se traduit par la fourniture de drones Bayraktar TB2, des systèmes radar et l’installation de bases militaires dans l’ouest libyen. Ce soutien est crucial mais ne suffit pas à garantir une stabilité durable.
L’importance stratégique des bases militaires dans l’ouest du pays, notamment Al-Watiya, Mitiga, Misrata, et plusieurs camps à Tripoli, reflète la militarisation intense de la région. Ces bases ne sont pas seulement des centres logistiques et opérationnels, elles incarnent aussi les leviers de pouvoir de différentes milices qui exercent un contrôle direct sur des zones clés de la capitale et de ses alentours. La présence de mercenaires syriens dans certains camps, comme celui de Yarmouk, ajoute une couche supplémentaire de complexité et de tension.
Tripoli reste à la fois le centre administratif et symbolique du pays , abritant les principales institutions étatiques. Pourtant, la capacité effective de l’État à imposer son autorité est constamment remise en question par la prégnance des forces armées non étatiques. Cette situation dessine un paysage où le pouvoir s’exerce moins à travers des institutions pérennes que par des alliances fluctuantes entre milices, soutiens extérieurs, et rivalités personnelles.
Vers une impasse ou une nouvelle confrontation
Le contrôle exercé par les autorités du Gouvernement d’unité nationale (GUN) dans l’ouest de la Libye demeure limité et fluctuant, particulièrement dans les zones frontalières avec la Tunisie, l’Algérie, et le Niger. Ces régions, notamment peuplées par les communautés touaregs et toubous dans les localités d’Oubari, Ghat et Mourzouq, échappent en grande partie à une gouvernance centralisée stable. Cette situation résulte d’une combinaison de facteurs : étendue géographique, faible présence institutionnelle, et influence persistante des groupes armés locaux et tribaux.
Depuis la fin des combats majeurs à Tripoli en juin 2020, le front occidental s’est figé autour de la ville stratégique de Syrte, qui fait office de point de rupture entre les forces loyales à Khalifa Haftar et celles rattachées au Premier ministre. Haftar contrôle fermement Syrte, tandis que les forces de Dbeibah restent positionnées dans la périphérie occidentale, notamment aux abords de Misrata, un bastion clé pour son camp.
La zone de Bouirat Al-Hassoun , constitue ainsi la principale ligne de front. Cette zone tampon est régulièrement le théâtre d’incidents militaires et de tensions, alimentées par la méfiance mutuelle et les préparatifs discrets d’une éventuelle reprise des hostilités. Ce contexte alimente une atmosphère d’une « guerre latente », où la paix fragile pourrait basculer à tout moment.
Ces lignes de contact révèlent la difficulté de réconcilier des forces profondément divisées, mais aussi la complexité d’un contrôle territorial éclaté où chaque camp tente d’étendre ou de préserver son influence face à un adversaire tout aussi déterminé.
La guerre reste gelée, mais les risques d’un embrasement localisé ou généralisé sont réels, surtout si un facteur venait perturber le statu quo.
L’État libyen, une chimère en quête d’unification
La Libye d’aujourd’hui est un État sans État, dirigé par deux blocs rivaux aux ambitions opposées, instrumentalisant les ressources naturelles, les bases militaires, les institutions fantômes et les alliances étrangères. Tant que les logiques de pouvoir militaire à l’Est et de clientélisme milicien à l’Ouest prévalent, aucun processus politique crédible ne pourra émerger.
L’enjeu désormais n’est plus seulement de restaurer un État, mais de déconstruire des systèmes parallèles de pouvoir profondément enracinés. Une tâche herculéenne que seuls un consensus national, une médiation internationale forte et une volonté populaire pourront espérer réaliser.
[2] Les principales bases militaires sont : Al-Khadem, Al-Abraq, Gamal Abdel Nasser, Tamanhint, Brak al-Shati, Maât al-Sarah.
[3] Al-Sharara est l’un des plus grands champs pétroliers de Libye, situé à Oubari (sud-ouest), avec une production d’environ 315 000 barils par jour.
[4] Il y a notamment, le siège du Conseil présidentiel et suprême de l’État, le Bureau d’audit, la Banque centrale libyenne (BCL) et la National Oil Corporation.
[5] La route côtière libyenne, axe stratégique majeur reliant la frontière tunisienne à l’ouest jusqu’à l’Égypte à l’est, joue un rôle clé dans le contrôle territorial et les dynamiques militaires du pays. Le segment compris entre Misrata et Syrte, d’une longueur d’environ 300 kilomètres, a particulièrement été au cœur des affrontements. Fermé durant l’offensive de Khalifa Haftar lancée en avril 2019, cette portion symbolise le blocage territorial qui a caractérisé la tentative avortée de prise de Tripoli, stoppée en juin 2020. Le contrôle de cet axe reste essentiel pour la mobilité des forces et l’approvisionnement, constituant ainsi un enjeu majeur dans la lutte d’influence entre l’est et l’ouest de la Libye.
[6] Types de facteurs externes : attentat, changement politique, rupture de l’équilibre des milices.