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Pouvoirs nomades et souveraineté makhzénienne


Loin du récit d’un désert sans maître, le Sahara oriental portait l’empreinte profonde du makhzen marocain: caïds, routes protégées, dahirs, prières au nom du sultan. Une autorité historique que même la colonisation française, en quête de légitimité, s’efforça de reconduire avant de l’effacer.



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Par Jillali El Adnani

Sans jamais être un désert sans maître, le Sahara oriental portait les marques d’une souveraineté marocaine bien réelle, incarnée par des caïds nommés par le sultan, des tribus loyales et un tissu administratif fonctionnant depuis des générations, voire des siècles. La France, conquérante avisée, ne fit que reconduire ce système, en nommant à la tête des qsars et des tribus sahariennes les mêmes figures makhzéniennes, notamment après la prise du Touat en 1901, de Béchar en 1910 et de Tindouf en 1934.

Voici les cachets des caïds de tribus marocaines annexées au profit de l’Algérie (Beni Goumi, Aouled Jrir):

 

ANOM, Aix-en-Provence, Fonds gouvernement général de l’Algérie, Série H, 21H5.
ANOM, Aix-en-Provence, Fonds gouvernement général de l’Algérie, Série H, 21H5.
Mais les autorités coloniales, notamment militaires, passaient sous silence cette réalité d’avant la conquête et inventèrent le mythe du terra nullius– cette «terre sans maître», ce vide politique censé justifier l’annexion des territoires marocains. Un mythe qui, malgré sa disqualification par les faits, ressurgira au moment des décolonisations. Recyclé sous un nouveau vernis idéologique, il deviendra un argument de poids pour ceux qui souhaitent contester la souveraineté marocaine, notamment dans les arènes internationales.

Voici le paradoxe: un concept forgé pour légitimer la conquête coloniale française devient, un siècle plus tard, l’arme idéologique d’une autre entité façonnée par la colonisation– l’Algérie– dans sa lutte d’influence sur le Sahara, via le mouvement du Polisario.

La souveraineté marocaine et le poids de l’histoire

L’exploration européenne du Sahara met en lumière des formes souvent ignorées de l’exercice du pouvoir par les sultans et les chefs de confréries marocaines. L’une de ces formes est celle d’un pouvoir politique nomade et itinérant, un concept qui semble aussi signifier l’idée d’un pouvoir aux implantations diffuses, ancré dans des villes disséminées, dans certaines tribus ou encore aux étapes importantes des axes caravaniers. Les explorateurs qui ont réussi à atteindre les villes et bourgades du Sahara et du Bilâd as-Soudan semblent être, en majorité, ceux qui ont bénéficié de l’aide du pouvoir réel et symbolique, lequel s’exprimait dans les lettres de recommandation accordées aux voyageurs par les sultans et les personnages religieux marocains.

Ces lettres de recommandation, tout comme les dahirs de nomination, constituaient une forme particulière de l’exercice du pouvoir. Celle-ci s’ajoutait aux formes de pouvoir qui s’exerçaient dans le cadre de l’armée, de la perception d’impôts et de la magistrature. Le système makhzénien était ingénieux en cela qu’il accordait la perception de taxes de protection aux tribus dominantes en échange du maintien de la sécurité sur les axes caravaniers entre le Sud et le Nord. Le makhzen n’intervenait que lorsque ces axes étaient menacés, par exemple à la suite de guerres intertribales ou d’interventions étrangères cherchant à détourner le commerce à leur profit.

L’évolution de la puissance sultanienne

Les voyageurs et explorateurs avaient bien compris les avantages de ces réseaux de pouvoir et avaient constaté qu’ils étaient capables de convertir le désert en «circulations organisées». Il ne faut pas pour autant leur attribuer une compréhension globale du système politique makhzénien. Ils ne voyaient, dans ces itinéraires, que des pistes menant à leur destination finale, celle de Tombouctou et du Bilâd as-Soudân, et les protections dont ils bénéficiaient n’avaient, pour eux, qu’un sens instrumental. Les régions sahariennes n’étaient considérées que comme des espaces de passage. Elles ne feront l’objet d’une redécouverte qu’à partir des années 1920, lorsque les autorités coloniales françaises tenteront de réactiver les réseaux transsahariens.

Selon E. F. Gauthier (1864-1940), ces possessions makhzéniennes (Touat, Adrar et In Salah) relevaient des confins et donc de régions situées en limite de la ligne de résistance à l’ordre étatique sultanien. Pour lui, «la frontière se réclame de la stabilité; les confins restent l’expression du mouvement». («Le Défi saharien», In Enjeux sahariens, Aix-en-Provence, CRESM, 1984, collectif, p.17)

Les autorités coloniales françaises avaient souvent utilisé ce concept de confins pour se permettre d’exercer une certaine influence au Maroc, tandis que l’idée de frontière était adoptée chaque fois qu’il s’agissait de contester l’influence marocaine et d’annexer un territoire au profit de la colonie algérienne.

Reconnaissance et usages de la marocanité des Saharas

Le pouvoir des sultans du Maroc se caractérisait par sa nature diffuse, mêlant les sphères politique, économique et spirituelle. Lorsque la France et l’Espagne instaurèrent leur propre administration sur les territoires concernés, celle-ci demeura largement symbolique. En réalité, l’autorité effective restait entre les mains du sultan marocain, dont le pouvoir politico-religieux continuait de prévaloir. Cette situation était manifeste dans des régions comme le Touat, Béchar, Tindouf, Es-Semara (qui resta d’ailleurs inoccupée jusqu’en 1936) ainsi que Taoudéni, célèbre pour sa mine de sel. Bien que située sur le territoire malien actuel, cette dernière fut administrée par un caïd marocain jusqu’en 1929.

On pourrait dire que les frontières et les confins n’ont pas seulement délimité des territoires, mais qu’ils ont aussi été des outils de construction identitaire au service de la puissance coloniale, tandis que, dans l’esprit des populations locales, l’autorité légitime est toujours restée celle du sultan du Maroc. C’est ce décalage entre l’imaginaire politique des colonisés et la réalité imposée par les colonisateurs qui rend cette question si sensible.

Es-Semara

Ville spirituelle par excellence, Es-Semara constitue un carrefour stratégique entre les sphères d’influence du pouvoir sultanien dans les Saharas oriental et occidental. Sa valeur symbolique et géopolitique n’échappa pas aux deux puissances coloniales, qui cherchèrent chacune à l’exploiter à leur avantage. La France la reconnut comme partie intégrante du territoire marocain, l’incluant dans la «zone d’influence» cédée au profit de l’Espagne, correspondant à la région de la Sâqiyya El Hamra. L’Espagne, de son côté, affirma également son identité marocaine, notamment lorsqu’elle envisagea son occupation en 1936.

En voici la version espagnole telle que rapportée par les archives françaises de Dakar: «Les autorités espagnoles ont fait part aux Ahel Ma el Aïnaine de leur intention de procéder à l’occupation effective de Smara. Ces projets auraient fait mauvaise impression en tribu mais les Ahel Mâa el Aïnaine auraient accepté avec docilité, déclarant toutefois que ‘si le terrain appartenait au Makhzen, les constructions édifiées restaient la propriété de la famille (des Mâa El ‘Aynain)‘». (ANS, 8F7, Dakar, Bulletin de renseignements politiques, J. Beyries, 20 septembre 1939)

​Tindouf, Béchar et le Touat

ANOM, Aix-en-Provence, Fonds gouvernement général de l’Algérie, Série H, 1H72.
ANOM, Aix-en-Provence, Fonds gouvernement général de l’Algérie, Série H, 1H72.
Le gouverneur général Randon, avant même l’occupation du Touat, était entré en contact avec plusieurs figures religieuses et des caïds de la région du Touat et du Hoggar. Celui-ci avait d’ailleurs souvent rappelé, dans ses lettres, «la marocanité éternelle» de ces régions, tout en appelant les représentants du sultan à une coopération commerciale et diplomatique. («Lettres en arabe envoyées par le Général Randon aux différentes personnalités touarègues, sahariennes et soudanaises», ANOM, Aix-en-Provence, Série FGGA, Sous-Série H, 16H46).

Mais cette marocanité sera reniée lors de l’occupation du Touat en 1901 et de Tindouf en 1934. Cependant, une fois l’occupation terminée, les autorités coloniales feront appel aux mêmes familles détentrices du pouvoir avant 1900.

Les autorités françaises établiront même des rapports et des listes pour reconduire le système makhzen dans ces régions, comme le montrent les documents ci-dessous. Mais il n’y a pas de meilleure illustration de la cohabitation du pouvoir makhzénien que cette photo représentant le Bachaga algérien et le Caïd ou Pacha marocain, permettant aux officiers novices de distinguer un agent marocain (sur la photo en bonnet rouge) d’un agent algérien dans le Touat, Adrar et In Salah.

La ville de Béchar, située dans le sud-ouest algérien, n’a pas été épargnée par l’influence et les revendications du Makhzen marocain. Un épisode marquant remonte à l’année 1956, lorsque des agents des douanes marocaines, occupant un bâtiment dans le centre de la ville, y hissèrent le drapeau du Maroc. Cet acte symbolique et hautement politique survint peu après le retour triomphal du sultan Mohammed Ben Youssef, futur roi Mohammed V, le 16 novembre 1955, à l’issue de deux années d’exil à Madagascar.

Ce geste, perçu comme une affirmation de souveraineté, s’inscrivait dans un contexte de redéfinition des frontières et de réaffirmation des ambitions territoriales du Maroc post-colonial. Un document confidentiel de l’époque rapporte avec inquiétude cet événement, soulignant la nécessité urgente de supprimer ce poste de douane marocain, dont l’existence remontait à un accord bilatéral datant du traité de 1901. Ce document illustre la montée des tensions dans la région, marquant ainsi les prémices d’un conflit insidieux– une guerre silencieuse– visant à effacer progressivement toute manifestation concrète de l’autorité marocaine dans le Sahara oriental.

Cet épisode constitue l’un des premiers signes tangibles d’un affrontement diplomatique et symbolique entre le Maroc et les autorités françaises, puis algériennes, autour des zones frontalières et de leur statut.

Les autorités françaises, pour maintenir la stabilité commerciale entre le Maroc et Tombouctou, ont conservé les caïds marocains de Taoudèni, comme en témoigne Gaudio Attilio qui écrit: «enfin, et ceci est pratiquement inconnu, des caïds marocains, originaires des Beni-Ayoun, près du coude de Draâ, occupaient, par succession familiale, les fonctions de caïd de Taoudeni». («Le Dossier du Sahara Occidental», Nouvelles éditions Latines, 1978.

On observe clairement comment l’armée française a su tirer parti de la légitimité du makhzen et de l’autorité du sultan pour faciliter sa conquête coloniale. Ce pouvoir a également été utilisé pour garantir l’approvisionnement en sel des populations de l’Afrique subsaharienne, notamment à travers la célèbre caravane du sel, l’Azalaï. La stabilité de cette route commerciale reposait autant sur la symbolique que sur l’autorité réelle du caïd local, dont le dernier représentant est décédé en 1929.

La personne du sultan jouait un rôle central dans cette dynamique. C’est en son nom que la prière était récitée dans les territoires sahariens, tant dans l’est du Sahara que dans celui que l’on appelait alors le Sahara espagnol. Cette reconnaissance religieuse et politique permettait de maintenir la paix parmi les populations locales.

La souveraineté du sultan, profondément enracinée, n’a jamais été complètement effacée par la logique des frontières coloniales. Les puissances coloniales ont d’ailleurs continué à s’appuyer sur cette légitimité jusqu’à l’indépendance du Maroc. Ce n’est qu’après 1956 que cette autorité traditionnelle a été progressivement mise à l’écart, au profit de projets coloniaux ou séparatistes aux desseins souvent douteux. La souveraineté du Maroc sur Tindouf et Béchar demeure gravée dans les mémoires et est inscrite dans toutes les archives.



Lundi 28 Avril 2025


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