Hypocrisie
Il y a des jours où on se demande sérieusement dans quel monde on vit. Une scène de tournage, avec deux acteurs étrangers qui s’embrassent sur la place du 9 Avril à Tanger, provoque l’effroi général. On crie à l’atteinte à la pudeur, on dépose des plaintes officielles, on interpelle le ministère de l’Intérieur, le Centre cinématographique marocain, le Conseil des droits de l’Homme, et même la commune de Tanger pour avoir laissé cette "honte nationale" se produire sous le drapeau. Des voix s’élèvent pour dénoncer une "campagne numérique organisée contre le Maroc" et un supposé "processus de banalisation de comportements immoraux".
Quand une fille est suivie, insultée, frappée ou tripotée en public, c’est à elle qu’on demande de baisser les yeux, de changer de trottoir, de s’habiller autrement. On relativise, on minimise, on détourne les yeux. Et quand deux acteurs étrangers s’embrassent pour une scène de cinéma… c’est le Maroc qui serait menacé ? La morale ? Les symboles nationaux ? Vraiment ?
Ce n’est pas le baiser qui menace la société, c’est l’indifférence face à la violence quotidienne subie par les femmes et les filles. C’est la haine déversée sur les réseaux contre celles qui osent dénoncer. C’est l’absence totale de réaction des autorités quand une agression est bien réelle, bien marocaine, bien filmée aussi — mais cette fois, avec une victime et un agresseur.
Mais... où sont toutes ces voix quand une femme se fait harceler dans la rue, agresser physiquement, violer, ou même tuée par son conjoint, son frère, son voisin ? Où sont les communiqués officiels ? Où sont les plaintes contre l’État pour défaillance systémique dans la protection des femmes ? Où est la mobilisation nationale quand une adolescente se suicide après un viol, après avoir été abandonnée par les institutions censées la protéger ? Nulle part.
Parce que dans cette société, un baiser consenti entre deux adultes dans un cadre artistique dérange plus qu’un viol ou une gifle en pleine rue. Parce que dans cette société, on ne tolère pas l’amour, mais on ferme les yeux sur la violence. On préfère censurer une scène de film que de confronter la réalité glaçante que vivent des milliers de femmes chaque jour.
Le plus ironique ? Cette scène était encadrée, autorisée, filmé avec une équipe, dans le cadre d’un projet artistique, validé par les institutions. Et pourtant, certains ont décidé d’en faire une affaire d’État. Ils y voient une "décadence", un "complot contre les valeurs marocaines", une "attaque contre les symboles nationaux". Mais les vraies attaques contre le Maroc, ce ne sont pas les scènes de cinéma. Ce sont les violences subies par les Marocaines dans l’indifférence totale.
C’est dans la banalisation des insultes sexistes.
Dans les agressions sexuelles filmées et partagées sans aucun respect ni conséquences.
Dans le harcèlement que vivent les femmes chaque jour, sur les trottoirs comme sur les réseaux.
Mais non. On préfère concentrer toute l’énergie publique sur un baiser de fiction, filmé pour une œuvre culturelle, parce que c’est plus facile que de regarder en face la violence bien réelle qui pourrit notre société. Parce que c’est plus confortable de s’indigner de la « décadence des mœurs » que d’affronter notre échec collectif à protéger nos filles, nos sœurs, nos voisines.
Cette indignation sélective, cette hypocrisie collective, est une violence en soi.
Elle envoie un message clair :
- Que la pudeur vaut plus que la dignité des femmes.
- Que la morale commence et s’arrête à l’image d’un baiser, pas au cri étouffé d’une femme battue.
- Qu’on peut hurler pour une fiction, mais se taire devant la réalité.
Le problème, c’est une société qui tolère l’intolérable et diabolise ce qui devrait être célébré : l’expression artistique, la liberté de créer, l’amour même fictif.
Quand la société s’enflamme plus pour une scène de cinéma que pour les violences subies par les femmes, ce n’est pas la scène qui est indécente.
C’est notre silence. C’est notre hypocrisie. C’est notre aveuglement.
Et tant qu’on ne s’indignera pas avec autant de force pour chaque fille harcelée, pour chaque femme violentée, pour chaque corps brisé par une société qui l’a trahi — alors oui, nous sommes tous complices.