Par Jillali El Adnani
La route Akka-Tindouf-Taoudéni-Tombouctou
Cet axe reliant Akka au Maroc à Tombouctou (Mali) via Tindouf (Algérie) et Taoudéni, était dominé par des tribus marocaines majeures telles que les Reguibats, Beni Mhammed, Tajakants et Kuntas. Son importance était directement liée à la mine de Taoudéni (Mali), célèbre pour la qualité supérieure de son sel, résistant particulièrement bien aux transports difficiles.
Le lieutenant Georges Salvy rapporte en 1937 que «les mines de sel de Taoudéni avaient été, jusqu’à la grande guerre, propriété marocaine». Voici le passage in extenso:
«En 1937, le colonel Derville, ancien commandant du Cercle de Tombouctou, voulut bien me communiquer son étude inédite sur Le Droit du cinquième à Taoudéni et y joindre divers documents sur le Sahara central. Le capitaine Dupas, chef du Bureau régional de Tiznit, ayant demandé des renseignements sur le commerce transsaharien passé et actuel, je fus amené à exploiter ces documents. Après avoir étudié le commerce, je constatai que les mines de sel de Taoudéni avaient été, jusqu’à la grande guerre, propriété marocaine et j’ai en outre, rassemblé divers renseignements sur les Kounta et les Ahl Abidin». (G. Salvy, «Les Kountas du Sud marocain, Histoire de la zawiya de sidi Abdine (El Kounti)», CADN, Nantes, Inventaire 8, carton 452)
Ce témoignage est corroboré par l’anthropologue italien Attilio Gaudio qui, sur la position marocaine au Sahara, écrit en1978: «enfin, et ceci est pratiquement inconnu, des caïds marocains, originaires des Beni-Ayoun (C’est la même famille Beni-Hayoun qui a assuré l’exploitation de la mine de Teghazza), près du coude de Drâa, occupaient, par succession familiale, les fonctions de caïd de Taoudeni. Ce dernier résultat, bien lointain, de l’expédition marocaine de Djouder à Tombouctou au seizième siècle dura jusqu’en 1925». (Attilio Gaudio, «Le Dossier du Sahara Occidental», Nouvelles éditions Latines, 1978)
Le général Boisboissel signale dans son écrit paru en 1956 que les «prétentions marocaines sur Taoudeni remontent à l’une des clauses de l’armistice imposé par le Sultan à l’Askia vaincu»; il ajoute qu’«à la suite de l’occupation (par la France, NDLR) de Tombouctou, en 1894, l’autorité française entreprit de régulariser l’exploitation et le commerce du sel, et un caïd marocain continua de résider symboliquement au ksar de Smida, proche des mines.» Y. de Boisboissel, in revue Histoire militaire n° 17, 1956, p.131)
Sur les Beni-Hayoun cités par Gaudio, voici une note personnelle non signée des archives d’Aix-en-Provence, datée de 1958, qui rappelle que ces derniers servaient depuis 200 ans le Maroc:
Le contrôle de l’axe Akka–Tindouf–Taoudéni–Tombouctou revêtait pour le Maroc un intérêt économique majeur. Cet axe correspond à l’une des grandes routes caravanières transsahariennes qui reliait le Maghreb aux empires sahéliens (Ghana, puis Mali, Songhaï) et aux cités de la boucle du Niger. Dès le Haut Moyen Âge, les échanges à travers le Sahara ont apporté au Maroc deux ressources stratégiques: l’or d’Afrique de l’Ouest, et le sel des mines sahariennes.
L’or constituait l’une des bases monétaires des dynasties marocaines. Les Almoravides, par exemple, frappèrent un dinar en or massif– le mythique dinar almoravide– à partir du métal précieux importé du Bilad as-Sudan (Soudan).
Plus tard, le sultan saadien Ahmed al-Mansour (1578–1603) sera surnommé «Al-Dhahabi» (le Doré) en raison des quantités d’or que l’empire avait amassé. Le contrôle des sources aurifères était donc un enjeu de puissance: il fallait sécuriser les routes par où transitait la poudre d’or depuis les mines du Bouré et du Bambouk (actuels Mali et Guinée) jusqu’à Marrakech ou Fès. De même, le sel était une marchandise vitale pour le Maroc (utilisé pour la conservation des aliments et comme complément alimentaire). Les principales salines du désert occidental étaient situées à Teghazza puis, après l’épuisement de celles-ci, à Taoudéni (au nord de Tombouctou). Contrôler Teghazza/Taoudéni signifiait dominer un monopole lucratif: selon les sources de l’époque, le sultan du Maroc percevait un droit sur chaque charge de sel extraite des mines sahariennes.
Le témoignage de Camille Douls
Le fonctionnement de la route transsaharienne reposait sur de grandes caravanes de chameaux organisées par des marchands et des tribus nomades. Des témoignages du 19ème siècle, recueillis notamment par des explorateurs européens, donnent une idée de l’ampleur de ces échanges. En 1887, l’explorateur français Camille Douls parcourt l’axe Tindouf–Tombouctou et observe que «les caravanes qui transitent par Tindouf comprennent parfois plusieurs milliers de chameaux qui se déplacent entre le Maroc et l’Afrique» (Camille Douls, «Voyages dans le Sahara occidental et le Sud marocain», 1888, publication de la Société normande de géographie)
Il note que les marchandises provenant du Soudan (or, plumes d’autruche, noix de kola, esclaves, ivoire, etc.) sont en partie déposées à Tindouf, véritable plaque tournante saharienne, avant d’être redistribuées vers les marchés du Maroc (via Akka, Goulimine, Marrakech, ou Mogador). En sens inverse, les caravanes repartent vers Tombouctou chargées de produits du Maroc: textiles, dattes du Tafilalet, armes à feu, chevaux, tabac et bijoux, très prisés au Soudan.
À Tindouf, ville fondée en 1857 par un marabout de la tribu marocaine des Tadjakant, Douls est frappé de voir flotter les signes de la souveraineté marocaine: le drapeau du Sultan y est honoré, et la khutba (prêche) prononcée en son nom lors de la prière du vendredi. Il décrira Tindouf comme «un jardin marocain et un carrefour des caravanes africaines», soulignant que lui-même, durant une année d’errance saharienne, n’a jamais eu le sentiment de quitter le territoire du Royaume chérifien. Un autre explorateur, le Marquis de Mores, entreprend en 1897 une mission de liaison entre le Maroc et le lac Tchad via le Sahara, portant avec lui des lettres de créance du sultan Abdelaziz: cela démontre que le Maroc revendiquait diplomatiquement l’hinterland saharien face aux visées françaises, en montrant qu’il y exerçait déjà une forme de souveraineté traditionnelle.
La frontière invisible de la souveraineté
Le coude du Drâa (région d’Akka et du Touat) était un point d’entrée et de sortie majeur des caravanes. Des fortins pouvaient y être établis et des caïds (gouverneurs) nommés pour surveiller ces carrefours commerciaux. Par exemple, à la fin du 19ème siècle, lors de ses expéditions dans le Sud, le sultan Moulay Hassan Ier conféra des titres de caïd à plusieurs chefs locaux pour qu’ils administrent en son nom les tribus d’Oued Noun, du Touat et de Tindouf.
En définitive, l’histoire de la route Akka–Tindouf–Taoudéni–Tombouctou, gravée dans les archives et témoignages de voyageurs, nous révèle bien plus qu’un axe commercial: elle dessine une frontière invisible mais tangible de souveraineté, un fil d’or et de sel reliant indissociablement le Sahara oriental au cœur historique du Royaume chérifien. Cette autorité sultanienne, incarnée par des caïds aux confins du désert, des caravanes innombrables et des pactes tribaux scellés par le temps, rappelle à quel point les dunes, loin d’être un espace vide, furent toujours un théâtre stratégique où se jouèrent puissance politique et destin impérial. Les traces de cette histoire, patiemment recueillies dans les archives, nous interpellent aujourd’hui encore sur la permanence et les limites fluctuantes du pouvoir, au-delà des sables mouvants du Sahara.
Par Jillali El Adnani / fr.le360.ma/