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Par Mohammed BENAHMED Expert international en Développement Durable et Financement
Vers une souveraineté énergétique repensée
Dans un monde confronté à des tensions énergétiques croissantes, la question de l'efficacité énergétique ne peut plus être abordée sous un angle uniquement technico-économique. Elle devient un enjeu de souveraineté, de justice territoriale et d'intelligence collective. Pour l’Afrique, la transition énergétique ne peut être un copier-coller de modèles exogènes. Elle doit s’inventer à partir de ses ressources, de ses contraintes, mais surtout de ses dynamiques locales d’innovation et de résilience.
Ce que l’on observe aujourd’hui, dans nombre de territoires africains, c’est l’émergence silencieuse d’une efficacité énergétique qui ne dit pas toujours son nom, mais qui change les pratiques : écoconstruction basée sur les ressources et techniques locale, micro-réseaux solaires communautaires, start-ups et alliances entre collectivités, chercheurs et entrepreneurs. Loin des projecteurs, une énergie nouvelle circule.
Cet article propose de relire l’efficacité énergétique comme une matrice d’émancipation africaine, en montrant comment les solutions africaines — lorsqu’elles s’ancrent dans les territoires, mobilisent les acteurs du changement et s’appuient sur des modèles hybrides — deviennent des leviers puissants pour bâtir une souveraineté énergétique endogène et inclusive.
De l’efficacité à la souveraineté : un changement de paradigme africain
L’efficacité énergétique a longtemps été considérée comme une variable d’ajustement dans les politiques énergétiques africaines. Elle apparaissait comme un complément aux grands projets d’infrastructures ou comme un impératif dicté par les bailleurs. Pourtant, un basculement est en cours : l’efficacité énergétique est en train de devenir un levier central de souveraineté.
Ce changement de paradigme repose sur une réalité géopolitique simple : un pays ou un territoire qui contrôle sa consommation, qui réduit ses dépendances aux importations d’énergie fossile et qui développe des capacités locales de production sobre, gagne en autonomie stratégique. Dans un contexte marqué par l’instabilité des marchés internationaux, cette autonomie devient un facteur de stabilité, de résilience et de puissance douce.
En Afrique, cette mutation se manifeste par la montée en charge d’approches fondées sur la sobriété, l’efficience technologique, mais aussi l’intelligence territoriale. Réduire les pertes électriques dans les réseaux, réhabiliter les bâtiments publics avec des solutions passives, intégrer l’éco-conception dans l’urbanisme : autant d’actions qui renforcent la maîtrise locale de l’énergie.
Il ne s’agit plus simplement de faire mieux avec moins, mais de transformer la contrainte énergétique en opportunité de transformation structurelle. L’efficacité devient ainsi une fonction politique, au service d’un projet de développement plus autonome et plus ancré.
Une approche systémique : articuler technologies, usages et gouvernance
Trop souvent, l’innovation en efficacité énergétique est réduite à une question de performance technologique. Or, les expériences africaines les plus innovantes démontrent que la vraie rupture se situe ailleurs : dans la capacité à articuler technologie, usage et gouvernance au sein d’un même écosystème. L’efficacité énergétique ne peut plus être pensée en silos ; elle doit être abordée comme une co-construction vivante, territorialisée.
Cela implique de passer d’une logique de solution à une logique de système. Une technologie isolée, même performante, ne crée pas d’impact si elle n’est pas inscrite dans un environnement favorable : cadres réglementaires incitatifs, modèles économiques soutenables, compétences locales, et surtout acceptabilité sociale. Par exemple, l’installation de capteurs solaires intelligents dans une école n’a de sens que si les enseignants sont formés, que la maintenance est assurée localement, et que l’énergie produite est gérée de manière partagée.
De plus, l’approche systémique permet de repenser les fonctions de l’innovation : diffusion des connaissances produites, expérimentation entrepreneuriale, apprentissage collectif, hybridation des savoirs, ancrage institutionnel, création du marché. C’est à travers ces fonctions que les projets prennent racine et deviennent reproductibles et scalables.
L’Afrique ne manque pas d’innovations technologiques. Ce qu’elle construit aujourd’hui, c’est une intelligence du lien – entre acteurs, entre usages, entre échelles – qui donne à l’efficacité énergétique une profondeur transformatrice.
Le quadruple hélice en action : quand la transition devient collaboration
L’efficacité énergétique ne se décrète pas. Elle se co-crée. Ce constat appelle à mobiliser ce que l’on appelle le modèle du quadruple hélice, dans lequel quatre sphères interagissent : les institutions publiques nationales et décentralisées, les entreprises, le monde académique et la société civile. En Afrique, cette dynamique collaborative trouve un écho particulièrement fort, car elle permet d’ancrer la transition énergétique dans des réalités locales, sociales et culturelles fortes.
Les collectivités territoriales jouent ici un rôle d’interface : elles traduisent les grandes orientations nationales en politiques concrètes, expérimentées à l’échelle de la ville, du quartier ou du territoire rural. Les entreprises, quant à elles, apportent les solutions techniques et développent des modèles d'affaires adaptés aux marchés locaux, souvent en lien avec des start-up agiles.
Les universités et centres de recherche nourrissent cette transition par des données, des formations et de l’innovation disruptive. Et les communautés, trop souvent oubliées, en deviennent les premiers vecteurs de diffusion et de légitimation.
Plusieurs projets pionniers en Afrique illustrent cette symbiose : des laboratoires vivants autour de l’éclairage public intelligent, des clusters d’innovation verte, des coopératives d’énergie solaire gérées localement. Ce ne sont pas de simples démonstrateurs technologiques : ce sont des briques de souveraineté partagée, construites à plusieurs mains, à partir des territoires.
Territorialiser l’action énergétique : l’échelle locale comme catalyseur
Si la transition énergétique doit se faire partout, elle ne peut réussir qu’à l’échelle territoriale. En Afrique, où les réalités géographiques, climatiques, culturelles et économiques varient considérablement d’un territoire à l’autre, penser l’efficacité énergétique de manière uniforme serait une erreur stratégique. L’action territoriale devient ainsi le véritable moteur d’une transition adaptée, inclusive et durable.
Les villes africaines – en particulier les villes intermédiaires – sont aujourd’hui confrontées à une double urgence : répondre à la pression démographique tout en réduisant leur empreinte carbone. Elles disposent pourtant d’un levier considérable : celui de la planification énergétique intégrée. En croisant les données sur les usages, les ressources disponibles, les besoins sociaux et les capacités d’investissement, certaines municipalités expérimentent des feuilles de route contextualisées pour l’efficacité énergétique, articulées avec les objectifs nationaux.
Dans les zones rurales ou périurbaines, l’approche est différente mais tout aussi stratégique : micro-réseaux solaires, solutions de cuisson propre, réhabilitation bioclimatique d’écoles ou de centres de santé. Ces projets, bien que modestes en apparence, dessinent une géographie de la souveraineté énergétique par le bas.
Territorialiser l’action énergétique, c’est aussi faire confiance aux compétences locales, renforcer la gouvernance de proximité, et créer les conditions d’une transformation ancrée. C’est dans cette granularité que se joue la solidité du projet africain de transition.
Financer autrement : libérer le pouvoir de l’investissement territorial et des coalitions hybrides
L’un des obstacles majeurs à la mise en œuvre concrète de la transition énergétique en Afrique reste l’accès au financement. Pourtant, les dernières années ont vu émerger une conviction nouvelle : ce n’est pas tant le manque d’argent qui freine l’action, mais l’inadéquation des modèles de financement aux réalités territoriales et systémiques de l’efficacité énergétique.
Rompre avec les approches descendantes et cloisonnées implique de concevoir des mécanismes de financement hybrides, souples, territorialisés. Cela signifie mobiliser des ressources à la fois publiques, privées, communautaires et issues de la coopération internationale, dans une logique de co-investissement. Les partenariats public-privé ne doivent plus être envisagés uniquement à l’échelle nationale, mais aussi au niveau local, là où les besoins sont les plus criants et les solutions les plus flexibles.
Des dispositifs innovants émergent : obligations vertes municipales, fonds climat territoriaux, financements participatifs pour des équipements collectifs, mécanismes d’assurance-résilience pour les infrastructures critiques. Ces instruments, lorsqu’ils sont bien conçus, permettent de dé-risquer l’investissement tout en garantissant un ancrage dans les priorités locales.
Enfin, financer autrement, c’est aussi reconnaître la valeur des projets énergétiques non seulement en termes de rendement, mais comme actifs de transformation : créateurs d’emploi local, moteurs d’inclusion sociale, catalyseurs d’innovation. En ce sens, la finance devient un levier de souveraineté.
Vers une souveraineté énergétique par l’intelligence collective
La souveraineté énergétique africaine ne se décrétera pas à coups de grands plans ou de mégawatts installés. Elle se construira par l’intelligence collective : celle des territoires qui innovent, des citoyens qui s’engagent, des institutions qui écoutent et des coalitions qui agissent. L’efficacité énergétique, dans cette perspective, n’est pas un simple levier technique ; elle devient une stratégie de pouvoir, de résilience et de réappropriation du futur.
En articulant innovation frugale, financement hybride, ancrage territorial et collaboration entre acteurs du quadruple hélice, l’Afrique a l’opportunité de ne pas subir la transition énergétique, mais d’en proposer une version plus juste, plus sobre et plus soutenable. C’est dans cette capacité à faire système — au-delà des projets, au-delà des discours — que réside la véritable révolution énergétique africaine.
Le “Made in Africa” ne sera pas seulement un label. Il peut devenir un modèle alternatif, porteur de solutions à la fois locales et transposables, capables d’inspirer d’autres régions du monde en quête de sens et d’équilibre. L’énergie de demain ne sera pas uniquement renouvelable : elle sera également partagée, territoriale et souveraine.
À propos de l’auteur
Il accompagne depuis plusieurs années les collectivités, entreprises et institutions dans la conception de stratégies durables, centrées sur l’innovation systémique, la sobriété énergétique et la collaboration multi-acteurs.